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sur la valeur des institutions représentatives, sur l’infaillibilité de la mécanique qui avait le monopole de fabriquer du bonheur et de la liberté pour tous les citoyens français. M. Thiers disait, dans ce style imagé dont il a emporté le secret : « Il faut descendre dans un travail de brigues déplorables, de façon que la liberté, qui a pour but d’étendre la participation aux affaires publiques, n’étend souvent que la corruption, comme ces poisons qui, communiqués à la masse du sang, portent la mort partout où ce liquide bienfaisant est destiné à porter la vie. » Le chroniqueur politique de la Revue constatait « qu’une sorte de découragement semblait s’être emparée des intelligences, qu’une inquiétude sourde agitait les imaginations. » Vers 1846, nous dit M. Thureau-Dangin, on était assez bienvenu, dans certains milieux, à mal parler du « parlementarisme, » à le déclarer « une machine usée. » M. Doudan se demandait si « la soupe constitutionnelle était une bonne soupe, » et M. de Viel-Castel écrivait dans son journal inédit : « La réaction contre les idées libérales est grande en ce moment ; on croit avoir suffisamment réfuté le système le plus généreux, le plus sensé, le plus équitable, lorsqu’on l’a qualifié dédaigneusement de théorie. » Un témoin, peu suspect de tiédeur pour la religion parlementaire, a écrit depuis : « Presque toute la nation fut amenée à croire que le système représentatif n’était autre chose qu’une machine politique propre à faire dominer certains intérêts particuliers et à faire arriver toutes les places dans les mains d’un certain nombre de familles… Opinion très fausse, » s’empresse d’ajouter cet homme de foi inébranlable. Ceci est une citation de M. de Tocqueville, comme on dit dans la comédie de M. Pailleron. Je retiens entre bien d’autres une parole de M. Guizot très significative, et qui suffirait seule à nous éclairer sur l’irrémédiable lacune de ces esprits distingués. Parlant à la tribune de la réforme et de la campagne des banquets, il disait : « L’affaire n’est plus dans la chambre ; on l’en a fait sortir ; elle a passé dans ce monde du dehors, illimité, obscur, bouillonnant, que les brouillons et les badauds appellent le peuple. » — Sentez-vous tout ce qu’il y a dans ces mots d’incuriosité, de terreur, d’aversion pour « ce monde du dehors, ce monde obscur, » le peuple ? Les hommes d’État qui pensaient et parlaient ainsi étaient condamnés, alors même que leur habileté eût su résoudre toutes les difficultés quotidiennes. Le danger qui les menaçait et le point où ils étaient vulnérables, c’est ce que M. Thureau-Dangin s’efforce de préciser dans deux chapitres de son livre qu’on ne saurait trop méditer, — et compléter ; les chapitres qu’il intitule : les Intérêts matériels et le Socialisme.