Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/884

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’étendue une réalité absolument indépendante ? Non ; il s’échappe, il prend même si bien son parti de l’objection qu’il finit par s’en faire un sujet de félicitation pour lui-même : « J’ai bien de quoi me consoler, pour ce qu’on joint ici ma métaphysique avec les pures mathématiques, auxquelles je souhaite surtout qu’elle ressemble. » Elle leur ressemble tellement, qu’elle s’y évanouit ; et les mathématiques, à leur tour, s’évanouissent dans la pensée, car qui détermine le nombre, sinon la pensée ? Qui conçoit le temps, sinon la pensée ? Qui, enfin, imagine ce grand trou vide et noir qu’on nomme l’espace, sinon encore la pensée ? La matière, n’étant que l’étendue, devient elle-même, non pas l’esprit sans doute, mais une essence idéale qui dépend, au dehors de nous, de l’esprit suprême, en nous, de notre esprit, où « son idée est innée. » La figure et le mouvement tendent à s’évanouir dans des relations entre des idées claires et distinctes qui, elles aussi, « sont naturellement en nous. » Nous portons donc en nous-mêmes, ou plutôt nous tirons de nous-mêmes le monde vrai, le monde de la science, qui est un système d’idées. On a fort bien dit que l’univers de Descartes est « un univers de cristal : » il faut que tout en soit diaphane, que de partout il y fasse jour pour la pensée, que tout enfin s’y réduise, autant qu’il est possible, à la pensée même.

Mais si c’est bien là le monde vrai, ce n’est pas le monde réel. La réalité des êtres extérieurs, Descartes a fini par la concentrer toute dans une « volonté » unique, celle de Dieu. Descartes eût dû répandre partout dans l’univers des volontés plus ou moins analogues à la nôtre et ayant en elles le germe de la « pensée. » C’est à cette conception élargie que tend l’idéalisme contemporain, qui rend ainsi la vie à la matière, tout en supprimant la vieille notion d’une substance matérielle. Le sujet pensant, au moyen des « idées, » ne peut faire que concentrer en soi ce qui est diffus dans l’objet pensé ; si donc l’intelligence comprend et aime la nature, c’est que la nature, universellement intelligible, est aussi universellement capable d’intelligence et de sentiment ; sa constitution, au lieu d’être exclusivement mécanique, — ainsi que Descartes l’a soutenu, — a encore un côté mental : elle est sensitive comme la nôtre, puisque notre cerveau sentant et pensant est une de ses parties. Ce qui est en nous l’objet d’une conscience claire et d’une volonté clairvoyante est déjà en elle à l’état de rêve et d’aveugle aspiration. Le sommeil d’Endymion, c’est la nature endormie ; Diane qui la contemple et l’éclairé d’un rayon, c’est la pensée, amoureuse de ce qui ne pense pas encore, de ce qui a les yeux fermés, mais peut les ouvrir à l’universelle lumière.


ALFRED FOUILLEE.