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entre le possible et le réel, et on ne sait plus comment passer de l’un à l’autre. En effet, je me vois bien réel, moi, quand je dis : je pense ; mais à quel titre cette réalité est-elle possible, n’étant point nécessaire ? Quant aux corps, je les conçois bien comme « possibles, » par cela même que j’en ai la représentation en moi, mais comment savoir s’ils sont « réels » hors de moi, puisqu’ils ne sont point nécessaires ? De là, selon Descartes, le besoin d’un terme supérieur, dont la réalité soit donnée parce qu’elle est non plus seulement possible, mais nécessaire. En cette idée seule la pensée trouve son repos, et le monde entier son soutien ; supprimez cette idée, tout s’écroule : je reste seul en face de ma réalité actuelle, bornée à ma pensée présente, sans garantie ni de mon existence passée, qui ne m’est attestée que par ma mémoire faillible, ni de mon existence future, qui ne découle en rien de mon existence actuelle, « les momens de la durée étant indépendans l’un de l’autre. » Ainsi réduite au : « Je pense en ce moment et en ce moment je suis, » mon existence n’est plus qu’un point perdu dans un vide immense, flottant entre l’être et le néant ; et elle est enveloppée, comme d’autant de fantômes, d’apparences extérieures dont je ne puis savoir si elles ne sont point un rêve que je fais les yeux ouverts.

Descartes a eu ici le tort, comme pour le cogito, de mettre à la fin sa doctrine en syllogismes, et, sous prétexte de lui donner ainsi une forme plus claire, il l’a obscurcie. Pas plus que notre existence ne se conclut par syllogisme de notre pensée, l’existence de Dieu ne peut se conclure par syllogisme d’une majeure où elle serait posée comme simplement possible. C’est une analyse et une classification d’idées qu’il faut substituer au syllogisme, pour être fidèle à la méthode même de Descartes, dont les deux procédés essentiels sont « l’intuition » s’exprimant dans une idée et « l’analyse » de l’idée en ses élémens simples. Étant donnée l’idée du parfait, que nous avons tous, quelle valeur faut-il lui attribuer, et quelle place parmi toutes les autres idées ? Faut-il la ranger dans la classe des possibilités pures ou dans celle des existences ? Voilà la vraie question. Malgré le danger qu’il y avait à comparer l’idée suprême avec des idées inférieures et d’une autre catégorie, Descartes, pour se faire comprendre, donne l’exemple trop fameux du triangle. Il y a contradiction à dire : je conçois bien le triangle, mais je le conçois avec quatre angles au lieu de trois, — car alors on prétend concevoir le triangle, mais on conçoit réellement le carré. De même, selon Descartes, vous ne pouvez dire que du bout des lèvres : — Je conçois la perfection comme ayant toutes les raisons d’être, mais