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d’existence et d’apparition. Tout ce qu’il peut dire, c’est : me voilà. D’où suis-je venu ? où vais-je ? comment suis-je né ? De quoi suis-je fait ? Autant d’x. Descartes nous a appris lui-même à mettre en doute tous les objets dont nous ne sommes pas certains par une intuition immédiate. Donc, si j’ai une substance, je ne la connais pas, car c’est là un objet de ma pensée et non plus ma pensée elle-même ; si j’ai une cause, je ne la connais pas, car c’est encore là un objet de ma pensée ; si j’ai des conditions, si j’ai des antécédens, si j’ai des élémens, je ne les connais pas, puisque tout cela, ce sont des objets de ma pensée. Mon état de conscience ressemble à l’enfant qui sort du ventre de sa mère, et qui ignore comment il est né. Le moi lui-même auquel, une fois adulte, j’attribue mon état actuel de conscience, est un « objet » que je pense comme condition de ma pensée ; à ce titre et en ce sens, le moi est incertain ; le seul « sujet » qui soit immédiatement présent à lui-même et ne se puisse mettre en doute, c’est mon état actuel de conscience, avec le sentiment de réalité ou d’existence qu’il enveloppe nécessairement.

Concluons que Descartes a trop vite oublié sa règle fondamentale : n’admettre pour vraies que les idées claires et distinctes. Quand il s’est trouvé devant l’idée de substance, comment n’a-t-il pas reconnu qu’il n’y en a point de plus obscure et de plus confuse ? Aussi disparaît-elle de l’idéalisme contemporain.


V

Cette obscure idée de substance va étendre son ombre sur la philosophie entière de Descartes et, tout d’abord, sur la distinction de l’âme et du corps. Voici le principe d’où part Descartes : si je puis, dans ma pensée, concevoir une première chose indépendamment d’une seconde, c’est que, dans la réalité, la première est substantiellement indépendante de la seconde. De là Descartes va tirer la distinction de l’âme, substance pensante, et du corps, substance étendue. L’argument ne laisse pas d’être ingénieux. Je trouve en moi-même, par la réflexion, un être réel, quel qu’il soit, qui existe, puisqu’il pense, qui ne se connaît qu’en tant qu’il se pense, et qui est tout entier à ses yeux dans la conscience qu’il a de lui-même ; or, cette conscience pure de soi n’enveloppe, prétend Descartes, aucune notion d’étendue, de figure, de couleur, de son, ni, en général, de corps. Mais ici, nous pouvons arrêter notre philosophe. — « O esprit, » ô pensée, lui dirons-nous, où donc est cette conscience pure qui n’envelopperait aucune notion d’étendue, de figure, de mouvement ? Vous pensez, dites-vous ; mais cogito est un mot que vous prononcez intérieurement, et en