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sorte ; pourtant, ce moi auquel je l’attribue, ce n’est qu’une manière de me représenter l’existence dont j’ai conscience. Ce moi que je prends pour le pur « sujet » de la pensée est en réalité un « objet ; » c’est un moi conçu et pensé que j’érige en moi pensant. C’est une idée où tous les états de conscience viennent aboutir et que je prends pour une donnée immédiate de la conscience. — Je pense, donc il existe quelque être qui pense et qui se pense sous l’idée du moi, qui devient ainsi à lui-même son objet sous cette idée du moi, — voilà tout ce que nous avons le droit de conclure aujourd’hui, après tant de discussions sur le cogito qui ont agité la philosophie moderne.

Un autre petit mot non moins gros de difficultés que le je, c’est le suis. Descartes veut-il, ici encore, poser une existence différente de la pensée actuelle, un objet qui servirait de soutien au sujet pensant, ou, comme on dit, une « substance ? » Alors tout est perdu : il ne trouvera jamais de pont pour franchir l’abîme. « Je pense, donc je suis pensant, » on ne peut sortir de là ; mais y a-t-il au-delà et au-dessous de ma pensée une substance autre que ce qu’elle aperçoit d’elle-même en elle-même ? Si oui, j’aurai beau regarder dans ma pensée, il est clair que je n’y verrai point ce qui n’y est point compris. Comment une substance échappant à ma conscience pourrait-elle être l’objet de ma conscience ?

Sur ce point, Descartes a été flottant. Il parle encore assez souvent de « substance » à la manière scolastique, comme si la pensée, semblable à l’éléphant des Indiens soutenant le monde, avait elle-même besoin d’être soutenue par la substance, comme par l’écaille de la tortue ; mais, quand Descartes parle ainsi, il parle contre lui-même. Le fond de sa doctrine, en effet, c’est que cela seul est intelligible qui est clairement et distinctement pensé ; d’où il suit que, pour nous, « la pensée est une même chose avec l’être ; » et c’est précisément cette unité de la pensée et de l’être qui est saisie dans le cogito. En pensant, nous prenons pied dans le domaine de l’être. Comment donc chercher encore au-delà de notre conscience un je ne sais quoi de mort et de brut, qui constituerait la réalité insaisissable de la conscience, et cela, au moment même où la conscience est posée comme la seule réalité immédiatement saisissable ? Appelons-en de Descartes à lui-même. « Nous ne devons point, dit-il, concevoir la pensée et l’étendue autrement que comme la substance même qui pense et qui est étendue. »

En somme, après toutes les analyses auxquelles les philosophes, à partir de Descartes, ont soumis le fait de conscience, voici ce qu’on peut conclure. L’état actuel de conscience n’annonce que sa propre existence actuelle ; il ne nous dit rien, ni sur sa substance, s’il en a une, ni sur sa cause, ni en un mot sur ses conditions