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se trouve être précisément celle qui existe en idée, celle qui est pensée et se pense !

Ce principe de la philosophie moderne était à la fois tellement simple et tellement profond qu’il n’a été et n’est encore aujourd’hui compris qu’imparfaitement. Combien de méchantes querelles faites à Descartes ! Et nous regrettons d’en trouver de ce genre jusque dans les écrits de M. Rabier, de M. Pillon et d’autres interprètes contemporains. — Votre « vérité première, » objecte-t-on à Descartes, présuppose une vérité antérieure : — Ce qui pense est, ou, en général, une même chose ne peut à la fois être ou ne pas être. — Et l’on oublie la distinction si juste faite par Descartes entre les « notions communes, » qui ne nous apprennent l’existence d’aucun objet, et les vérités portant sur l’existence réelle. L’existence de la pensée est un « premier principe » en ce second sens, non dans l’autre, « parce qu’il n’y a rien, dit Descartes, dont l’existence nous soit plus connue que la pensée, ni antérieurement connue. » — « Vous faites un syllogisme, » objecte-t-on encore à Descartes, — comme si le philosophe qui a si bien montré la stérilité des syllogismes allait tout d’un coup se mettre à syllogiser ! Même quand il donne à son cogito la forme d’un raisonnement, c’est simplement pour en analyser le contenu et le mettre en évidence, « car le syllogisme, dit-il, ne sert qu’à enseigner ce qu’on sait déjà. » Et Descartes répète sur tous les tons « qu’il ne conclut pas son existence de sa pensée comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi. » Il la voit par une « simple inspection de l’esprit, » par une « intuition » directe et instantanée, sans le secours de cette faillible mémoire qui, entre l’idée de la pensée sans être et l’idée de l’être inhérent à la pensée, pourrait avoir déjà changé, oublié, subi quelque illusion. Mais toutes les ruses du plus malin génie, ou, si l’on veut, de la nature, sont ici impuissantes : plus on me trompe et plus on me convainc de mon existence d’être pensant au moment même où je la pense. A plus forte raison n’y a-t-il là aucun syllogisme pour exercer la subtilité des partisans d’Aristote, car, remarque lui-même Descartes, il faudrait « auparavant connaître cette majeure : tout ce qui pense est ou existe ; » mais, au contraire, elle est enseignée à chacun « de ce qu’il sent en lui-même qu’il ne se peut pas faire qu’il pense, s’il n’existe : car c’est le propre de notre esprit de former des propositions générales de la connaissance des particulières. » C’est donc bien une connaissance de fait, et la seule primitive, que Descartes a établie, au profit de la pensée, qui a le privilège de se voir immédiatement comme réelle. Dira-t-on, avec quelques critiques contemporains, que c’est là une « tautologie, » une connaissance peu importante,