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c’est-à-dire que notre activité se détermine dans un sens ou dans l’autre sous l’influence de la passion et du désir, non pas seulement de la raison. Dès lors, il se peut toujours faire que notre volonté dépasse plus ou moins la vision de notre intelligence et que, par là, notre vie soit une perpétuelle erreur.

Si maintenant, avec Descartes, nous concevons comme possibles d’autres volontés supérieures à la nôtre, sommes-nous assurés qu’elles sont nécessairement ou bienfaisantes ou véridiques ? Ne sommes-nous point le jouet de quelque puissance qui nous trompe par des illusions devenues naturelles à notre esprit ? Schopenhauer parlera plus tard des ruses de la volonté absolue, qui, par l’orgueil, par l’ambition, par l’amour, par le sentiment même de notre moi, nous dupe pour nous faire servir à ses fins ; Descartes conçoit déjà des ruses semblables de la part de quelque a malin génie. » Et quand ce génie nous serait favorable, encore pourrait-il nous tromper pour notre bien. Dieu même étant conçu comme une puissance infinie et insondable, qui nous assure que cette volonté absolue d’où nous sommes sortis ne nous a pas imposé pour loi l’illusion, fût-ce une illusion bienfaisante ? En ce cas, au lieu de rêver seulement la nuit, nous rêverions encore le jour. Ainsi, quelle que soit la puissance d’où je tiens mon être et mon intelligence, « elle peut m’avoir fait de telle sorte que je me trompe toutes les fois que je fais l’addition de 2 et de 3 ou que je nombre les côtés d’un carré. » Et si ce n’est pas un Dieu tout-puissant qui m’a donné l’être, mais la nature ou toute autre cause, « nous aurons d’autant plus sujet de croire, répond Descartes, que nous ne sommes pas si parfaits que nous ne puissions être continuellement abusés. »

Voilà ce fameux doute, ce doute « hyperbolique » de la spéculation pure qui annonce le doute « transcendantal. » Il ne laisse subsister en nous qu’une procession d’images internes sans objets certains et même sans liaison certaine et nécessaire, puisque toute liaison de raisonnement est aussi une liaison de mémoire et que rien ne nous assure de la conformité du présent au passé.

Il semble donc que toutes nos croyances aient été consumées et réduites en cendres parle doute cartésien. Ne serait-ce là pourtant, comme on l’a prétendu, qu’un « incendie en peinture ? » Là-dessus on a beaucoup discuté, on discute encore. Au fond, — et on ne le remarque pas assez, — ce sont seulement les réalités, les existences, qui sont mises en doute. Mais Descartes ne rejette pas ce qu’il appelle les « notions communes : » par exemple, qu’une même chose ne peut à la fois être ou ne pas être, que tout changement a une cause, que toute qualité suppose une substance. C’est que de telles notions, à l’en croire, ne portent point sur des existences