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temps, cette puissance première d’où tout sort est tellement « infinie » que nous ne saurions, nous, assigner des bornes ni au possible, ni au réel. Les lois mathématiques, les lois logiques elles-mêmes, toutes les « vérités éternelles, » à commencer par le principe de contradiction, ne sont primordiales que pour notre intelligence, telle qu’elle est constituée ; en elles-mêmes, elles sont dérivées d’une puissance insondable, à laquelle nous n’avons plus le droit de les imposer[1]. C’est, dit Descartes, parler du premier principe « comme d’un Jupiter ou d’un Saturne, l’assujettir au Styx et aux destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. » À ce fond dernier de « toute existence » et de « toute essence » Descartes donne le nom de « volonté ; » et par là encore, il annonce Kant et Schopenhauer. « L’univers comme volonté et représentation », dont parle Schopenhauer, et qui est la conception fondamentale de l’idéalisme contemporain, c’est précisément l’univers de Descartes. Dans le suprême principe des choses, — et dans l’homme même, — il y a, dit-il, une volonté « infinie, » capable des « contraires, » une « liberté » que rien ne limite, en même temps qu’une intelligence d’où procède tout ce qui a une forme fixe, une essence, une loi. Rien ne prouve donc, selon Descartes, que le réel ait pour unique mesure ce que nous en pouvons saisir par l’intelligence, sous la forme de nos « idées. » Descartes a ainsi devancé la théorie moderne du « noumène » (Kant) et de l’ « inconnaissable » (Spencer), comme il a devancé la théorie moderne de la connaissance et du connaissable.

Le doute méthodique prélude à cette « critique » de Kant d’où est sorti un idéalisme rajeuni. La première raison de doute, c’est que nos sens, qui si souvent nous trompent et se contredisent, nous instruisent simplement sur ce que nous éprouvons, non sur ce qui correspond réellement à nos sensations. On voit venir Kant en lisant la page célèbre des Méditations où est donné en exemple « ce morceau de cire qui vient tout fraîchement d’être tiré de la ruche, » il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli ; « sa couleur, sa figure, sa grandeur sont apparentes, il est dur, il est froid, il est maniable ; et si vous frappez dessus, il rendra quelque son. » Enfin, toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci. « Mais voici que, pendant que je parle, on l’approche du feu : ce qui y restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évapore, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on manier ; et quoique l’on frappe

  1. Voir E. Boutroux, de Veritatibus œternis apud Cartesium, Paris, Alcan.