Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/818

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À cette époque où le lien national était si lâche, l’État, chargé d’un très petit nombre de fonctions, ayant par suite peu de ressources et peu de besoins, n’avait guère de finances. Les emprunts d’Etat affectaient plutôt la forme de subventions extraordinaires, tirées, moitié de gré, moitié de force, des principaux sujets. Chevaliers, abbés, chapitres, communautés bourgeoises, versaient des sommes qui variaient de 1,000 et 1,500 livres jusqu’à cent sous. Ils recevaient en échange des « reconnaissances » sur parchemin, qui n’avaient que la valeur du parchemin, puisqu’on ne leur payait le plus souvent ni intérêt ni capital ; mais ils s’y attendaient. Comme le fait remarquer le rédacteur des rôles, pour une avance de ce genre faite, au XIIIe siècle, par la sénéchaussée de Saintonge : « Sachez, sire, qu’il y a plus de don que de prêt. » Et, sur cette considération judicieuse, on ne remboursa personne.

Il est d’autres créances, d’autres biens, d’autres titres, dont les usages d’autrefois avaient fait des espèces de valeurs mobilières, et qui n’ont pas d’analogues dans notre civilisation : les droits à indemnité pour meurtres, « excès, » ravissemens de virginité, et autres crimes ou délits pouvant donner lieu à réparations pécuniaires. Ces droits se vendent, se transmettent fréquemment de l’un à l’autre. Un père peut ainsi tirer quelque parti du viol de sa fille, en négociant son titre à dommages-intérêts, et celui qui achète ce titre y peut gagner à son tour.

Les prisonniers de guerre sont aussi, par les rançons qu’ils représentent, de précieux billets au porteur. Il se traite à leur sujet beaucoup d’affaires à la « bourse » féodale des châteaux-forts. Un habile homme, le soir et le lendemain de la bataille, tâche d’apprendre les noms et la fortune des prisonniers qui ont été faits par son parti. Il les achète à son voisin, à son ami, qui n’en connaissait pas comme lui la valeur ; et il réalise, en les revendant, des bénéfices considérables ; ainsi qu’un collectionneur actuel, sur des objets rares qu’il a obtenus pour un morceau de pain.

Marchandise sur laquelle on spécule, ces prisonniers sont tantôt une monnaie qui sert à payer d’anciennes dettes, tantôt un fonds qu’on pouvait hypothéquer et sur lequel les créanciers ouvraient un ordre, tantôt une lettre de change qui servait à établir le solde d’un compte, et qu’on expédiait à distance. Les changemens de mains que subissent les prisonniers de marque, les discussions auxquelles leur dépense donne lieu, enfin le grand nombre d’intéressés qui ont des reprises à exercer sur leurs rançons, tout cela nous lait comprendre que leur garde et leur entretien n’étaient pas sans inconvéniens pour ceux qui les avaient pris, et que souvent ce qu’ils avaient de mieux à faire était de les vendre à de riches spéculateurs. Le prix que les seigneurs devaient mettre pour