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raison, s’acharne, qu’importe ? Ce qui dépendait de vous, vous l’avez fait. Regardez le destin s’accomplir et regardez-le de haut, car une âme d’homme est supérieure au destin :


Sois sage, sois prudent, commets le reste au sort,
Tes succès, tes revers, et ta vie et ta mort,
C’est ainsi que l’Athos, de sa cime exhaussée,
Contemple avec mépris la vague courroucée ;
Les aquilons mutins se brisent à ses pieds,
Les nuages en vain sont contre lui ligués.
L’orage rugissant, la foudre épouvantable,
Ne sauraient ébranler sa tête inaltérable ;
Entouré de dangers, il garde son repos,
Tandis qu’aux bords des mers on voit de vils roseaux,
Chancelans, incertains, dont la tige tremblante
Au souffle des zéphyrs s’agite d’épouvante.


Ce ne sont point ici des propos de poète échauffé sur un beau thème : c’est l’expression sincère de l’état d’une âme élevée par la philosophie à l’héroïsme. De même que, tout à l’heure, il n’était point de maximes de conduite politique que, l’on ne pût commenter par des actes de Frédéric, pas une de ces règles de la conduite morale ne manquera d’être appliquée par lui. Il sera tout à la fois un disciple d’Epicure et un disciple de Zénon ; il fera sa vie et il laissera faire la vie ; il se donnera la tranquillité d’âme, dans des situations où tout autre que lui aurait désespéré. Vingt fois la fortune de sa Prusse, de cette Prusse factice, qui était toute en lui, en sa raison et en son courage, menacera de sombrer dans la tempête : sa raison ne sera pas troublée, ni son courage ; son front dominera la fureur des événemens, comme la cime de l’Athos celle des aquilons. Voici un commentaire, entre mille qu’on pourrait donner, de la métaphore en vers qu’on vient de lire. En 1760, au moment le plus désespéré de la guerre de sept ans, il écrira : — « Je me sauve de là en envisageant l’univers en grand, comme le contemplant d’une planète éloignée ; alors tous les objets me paraissent infiniment petits, et je prends mes ennemis en pitié, de se donner tant de mouvement pour si peu de chose. »


En ces méditations sur la vie s’achève, à Rheinsberg, la veillée du règne, veillée laborieuse, sérieuse et d’une si étonnante harmonie, où tout concourt à former le roi et l’homme que sera Frédéric. Ce jeune prince est un amant des lettres, qui embelliront sa vie et lui donneront, dans les heures sombres, le contentement de l’esprit. Il est un écrivain, et la langue qu’il apprend à écrire est un instrument de délibération rapide, une arme légère, aiguisée pour la polémique ; c’est la langue littéraire par excellence pour qui veut que