Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/75

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

imagination, lui fera voir sortis de leur tombeau ces mânes sanglans que la cruauté y a fait descendre. » Voilà bien le ton d’un exercice d’école et d’un écolier emporté par la rhétorique. Malheureusement, le discours à peine imprimé, Frédéric le commentera en mettant le feu au monde par son attaque de la Silésie, et il regrettera bien alors de ne pouvoir rattraper l’opuscule, sentant que le commentaire ferait douter de la sincérité du texte.

Et pourtant, si le lecteur a cru que l’auteur de la Réfutation apporterait à la politique la candeur d’un agnelet, c’est qu’il a mal lu le livre. Ébloui par les pages éclatantes, il n’a pas vu ces lignes tranquilles où Frédéric, de l’air du monde le plus innocent et par déductions doucement ménagées, enseigne d’abord que les guerres défensives sont légitimes, et ensuite que les guerres « pour le maintien de certains droits et de certaines prétentions ne sont pas moins justes que les premières, » et enfin qu’il est des guerres offensives tout « aussi justes » encore, des « guerres de précaution que les princes font sagement d’entreprendre, » car c’est la prudence même qui « veut que l’on agisse, tandis que l’on en est le maître. » Il n’a pas pris garde, ce lecteur inattentif, qu’après avoir traité Machiavel de « sophiste de crimes, » pour avoir prétendu que le prince doit abuser les hommes par sa dissimulation, Frédéric ajoute que le monde est une partie de jeu, où se trouvent des joueurs honnêtes, mais aussi des tricheurs, et qu’un prince, pour n’être pas dupe des autres, doit apprendre « comment on triche au jeu ; » qu’après avoir soutenu contre ce « jésuite » de Machiavel que les princes doivent « observer religieusement la foi des traités et les remplir même scrupuleusement, » il écrit : « Seulement, il y a des nécessités fâcheuses où un prince ne peut s’empêcher de rompre ses traités et alliances. » Si bien que l’intransigeant moraliste de tout à l’heure permet au prince, juge des nécessités fâcheuses, de reprendre la parole qu’il a donnée ; au prince, juge de ses droits et prétentions, de « prouver par les combats la validité de ses raisons. » Le philosophe s’abaisse à redevenir un politique. De lui reprocher d’avoir vu ici encore la réalité des choses, il ne saurait être question, mais en lisant tous ces jolis raisonnemens et l’approbation qu’il donne à la maxime : « La fourberie est un défaut de style en politique quand on la pousse trop loin, » on ne peut s’empêcher de regretter que Frédéric ait commencé par se fâcher si fort contre Machiavel. Il aurait vu qu’il y avait tout de même quelques moyens de s’entendre avec lui.

A présent que le prince a reconquis par ces distinctions et réserves sa liberté d’agir, il faut lui donner quelques bonnes règles et des conseils pratiques pour l’action. Les voici :

Observer et classer les phénomènes, et, en vertu du principe de