Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont rien autre, en effet, rien de plus ; ils n’ont point charge de composer, ni même de jouer les airs : c’est le prince qui compose, et, après, souffle dans ces flûtes ou fait chanter ces violons. Il « voit tout par ses yeux ; .. le poids du gouvernement pèse sur lui seul, comme le monde sur le dos d’Atlas ; il règle les affaires intérieures comme les étrangères : toutes les ordonnances, toutes les lois, tous les édits émanent de lui. »

Envers son intelligence, qui « dirige la masse entière, » le prince a de grands devoirs. Il lui doit des idées, mais c’est si rare d’avoir des idées ! « Sur cent personnes, quatre-vingt-dix-neuf n’en ont que deux ou trois, qui roulent dans leur cerveau sans s’altérer jamais ni acquérir de nouvelles formes. » Aussi sont-elles incapables de saisir les « rapports entre les choses, » et, par conséquent, de juger, de se déterminer et de se conduire. Les idées viennent de partout, mais un prince les doit chercher surtout dans l’histoire, dont la connaissance sert précisément « à multiplier les idées, à enrichir l’esprit et à fournir comme un tableau de toutes les vicissitudes de la fortune. » Après qu’il aura su lire dans les siècles écoulés, et se sera instruit de l’universelle expérience, il aura « une idée juste et exacte des choses qui arrivent dans le monde.., des faits qui arrivent de nos jours. » Et même il sera capable de « déchiffrer en quelque manière les mystères du destin par sa pénétration et par cet esprit de force et de jugement qui combine tous les rapports et lit dans les conjonctures présentes celles qui doivent suivre. » Il lui faut comme à Janus deux visages, tournés, l’un vers « le passé, qui est l’école de la sagesse ; » l’autre vers « l’avenir, qui est l’école de la prudence. »

Vicissitudes et conjonctures, vicissitudes, choses qui changent et tournent, conjonctures, choses de rencontre, tout un monde de phénomènes qui ne peuvent être prévus tous par notre imparfaite raison, voilà ce que la vie offre au prince dont le plan est aussi bien lié et raisonné qu’une démonstration géométrique. Ramener autant que possible « les conjonctures et les événemens à l’acheminement de ses desseins, » c’est tout l’art du prince. Qu’il sache d’abord où il veut aller, et le sache bien, et, puisqu’il n’est pas maître de la route et ne commando ni aux vents ni aux flots, qu’il se conforme au temps, tantôt déployant toutes ses voiles et tantôt les calant, « uniquement occupé à conduire son vaisseau dans le port désiré, indépendamment des moyens pour y parvenir. » D’un côté, incertitude et mobilité ; de l’autre, certitude et fixité ; incertitude et mobilité des flots, certitude et fixité du pilote : cela est très simple, et cela est admirable.