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Comme tout le monde est socialiste aujourd’hui, à ce qu’on dit, on ne veut pas être devancé : on a fait ces syndicats professionnels, qui sont si bien organisés, si bien armés, qu’ils peuvent devenir, quand ils le voudront, une formidable puissance. Cela n’a pas suffi cependant : on a proposé depuis, on a voulu imposer au sénat une loi complémentaire par laquelle les chefs d’industrie et même une partie de la population ouvrière seraient à la merci des chefs de ces syndicats. De plus, on fait si bien ces lois que les tribunaux n’y entendent plus rien, on vient de le voir récemment encore, qu’un patron peut être condamné s’il résiste, et encore plus condamné s’il cède. C’est à ne plus s’y reconnaître. Le seul résultat est un inévitable désordre qui se propage dans le monde ouvrier et fait les 1er mai. On le sent bien par instans ; on ne sait pas, ou on n’ose pas s’arrêter. M. le président du conseil Loubet se plaignait il n’y a pas bien longtemps, avec la naïveté d’un brave homme et non sans une certaine mélancolie, du relâchement de tous les ressorts publics, du désordre des esprits, de l’étrange facilité avec laquelle on se plaît à fausser toutes les idées, à ruiner toute autorité. Oui, sans doute, c’est ainsi ! L’anarchie est aujourd’hui en bas, elle est descendue d’en haut, des chambres elles-mêmes, qui ont cru pouvoir tout désorganiser, tout livrer impunément. On a semé le désordre à pleines mains, on récolte le trouble et la révolte sous toutes les formes.

Veut-on une preuve curieuse et frappante de ce travail d’infiltration anarchique, du progrès des idées de désorganisation et de révolution ? L’exemple est tout récent encore et est certes caractéristique : c’est l’inauguration de cette Bourse du travail qu’on a généreusement élevée dans l’intérêt des ouvriers, qu’on se propose d’entretenir aux frais du trésor municipal, et qu’on a livrée l’autre jour en grande cérémonie aux syndicats. Par elle-même, si l’on veut, l’idée pouvait paraître spécieuse et séduisante, quoiqu’elle soit née d’une vaine passion de popularité. On a voulu élever, non loin du palais du capital, le palais du travail ! On a cru ouvrir un asile hospitalier et neutre où les ouvriers pourraient venir traiter de leurs intérêts ; on s’est flatté de consacrer un monument à la paix sociale ! Rien de mieux, en apparence. Malheureusement, si on a cru travailler pour la paix sociale, on s’est singulièrement abusé. Le résultat a été ce qu’on vient de voir à cette inauguration, dont on a fait une sorte d’événement, qu’on a eu l’étrange complaisance de laisser coïncider avec l’anniversaire des journées sanglantes de 1871. Les inaugurateurs officiels ont dit ce qu’ils ont voulu ou ce qu’ils ont pu, ce qu’on leur a laissé dire, en remettant le monument à la commission ouvrière chargée d’en prendre possession. A peine ont-ils eu prononcé leurs discours, et même déjà pendant qu’ils parlaient, il a été clair que le socialisme entrait en maître bruyant et intolérant dans ce palais, dont il entendait faire sa forteresse, la