Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/714

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

revenant de leurs provinces, tout en discutant savamment, utilement si l’on veut, sur l’administration coloniale ou sur les caisses d’épargne, ont l’impression intime de ce malaise universel. Sans que rien soit changé en apparence, ils sentent comme tout le monde que le plus pressé n’est plus de faire ou de défaire des ministères, que le moment est venu de se rendre compte d’une situation si profondément troublée et d’y remédier si on le peut. C’est le lendemain de ce mois de vacances : il n’est pas sans gravité, et le mal est assez aigu, assez menaçant pour dérouter l’optimisme de ceux qui l’ont préparé par leur imprévoyance de parti.

Oui, assurément, le mal est profond, évident. Il en est venu à éclater brusquement à tous les yeux, non-seulement par des attentats meurtriers, mais par une sorte de conspiration socialiste concertée, avouée contre tout ce qui existe, contre les traditions mêmes et les principes de la révolution française. On ne peut plus s’y méprendre. M. le président du conseil municipal de Paris lui-même, en suivant récemment le funèbre cortège d’une des victimes de la dernière explosion anarchiste, s’élevait avec une force un peu inattendue contre ces férocités, contre cette recrudescence de barbarie qui offense nos mœurs civilisées. Il est bien certain qu’une société comme la société française a beau être laborieuse, économe, patiente, attachée à la tranquillité intérieure, puissante par sa consistance même : elle ne peut résister indéfiniment à des assauts répétés, à une guerre organisée, tolérée, contre ses institutions, contre l’ordre social tout entier, contre toutes les conditions du travail et de l’industrie. Elle ne peut vivre longtemps sans péril au milieu du feu et des attentats. On le reconnaît, c’est fort heureux ; mais enfin si le mal s’est développé et envenimé au point de menacer la France dans sa vitalité et dans sa force, qui donc y a contribué ? Sérieusement, à qui la faute, si ce n’est à ceux qui ont prétendu et prétendent encore faire de la république le gouvernement de leurs fantaisies, de leurs ressentimens jaloux et de leurs violences de secte ?

Est-ce que depuis bien des années, par une frivole imprévoyance ou par de faux calculs de popularité, on n’est pas occupé à tout désorganiser, à dissoudre toutes les forces morales ou administratives, à affaiblir tous les ressorts de gouvernement et à émousser tous les freins, à démembrer et à décourager la police, à flatter les passions et à favoriser des revendications souvent chimériques ? On ne fait que cela ! On désavoue sans doute les anarchistes dans leurs excès, on ne peut pas accepter la complicité du crime ; mais peu s’en faut qu’on ne réclame pour eux le droit de préconiser la destruction, la « propagande par le fait, » sous prétexte que c’est une opinion philosophique, et on se révolte si on voit poindre la moindre velléité de répression à l’égard de deux qui excitent à la guerre civile, à la guerre sociale.