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ou le peut devenir, et ce roi peut philosopher à son aise : il opère sur table rase.

Le prince de Frédéric n’usera donc de sa liberté que pour le bien, et il s’interdira le mal par le sentiment qu’il aura de son devoir. Chaque fois que Frédéric parle du devoir, c’est en hautes et nobles formules impératives, et parce que, sur le néant de la philosophie spéculative, il a fièrement campé sa philosophie de l’action, des Allemands le disent un précurseur de Kant ; mais ils se trompent, car Frédéric a, de la vertu, une idée qui n’est pas du tout kantienne. Il croit que la « nature produit naturellement » des malfaiteurs de toute sorte qui couvrent la surface de la terre, et que la vie ne serait pas tenable si nous étions libres de suivre nos instincts. Les hommes ont donc été obligés de convenir qu’on ne volerait pas, qu’on ne tuerait pas, qu’on s’aiderait les uns les autres à se procurer le bien commun. Et de cette convention naquit la vertu. A la vérité, elle a des attraits indicibles pour les âmes bien nées, qui l’aiment pour elle-même, mais c’est l’effet d’une imagination et d’une vision flatteuse : « Le principe primitif de la vertu, c’est l’intérêt… ; les vertus n’ont lieu que par rapport à la société. » Or l’idée du devoir, chez Frédéric, est exactement corrélative à celle qu’il se fait de la vertu : le devoir, c’est de n’être point un fainéant, même illustre ; c’est d’être « utile à la société. » Et remarquons comme tout se tient, comme tout est lié dans ce système : la vertu naît, comme le principat, le même jour, à l’origine des temps, d’une nécessité sociale. Principat, devoir, vertu, — trinité indissoluble. Le prince a le devoir de pratiquer la vertu d’action, et nous voici ramenés à l’idée du premier domestique.

Par définition, un domestique fait son office lui-même. Sans doute, le prince peut se passer de sous-ordres, et Frédéric lui recommande de les bien choisir. C’est, dit-il, très difficile, car les rois ne voient jamais les gens tels qu’ils sont. Un homme qui se trouve à la messe au moment de la consécration, un courtisan en présence du souverain, se montre tout différent de ce qu’il est dans une société d’amis. Et quand on pense que Sixte-Quint a pu tromper soixante-dix cardinaux qui le devaient bien connaître, c’est un bel encouragement à la méfiance. Aussi quand un prince connaît ses ministres pour les avoir « approfondis, » il fera bien de les garder, quelques faiblesses qu’il lui faille tolérer en eux, tout comme un musicien habile aime mieux jouer d’instrumens dont il connaît le fort et le faible que de ceux dont la bonté lui est inconnue. Voilà les ministres mis en modeste place par cette comparaison avec une flûte ou un violon. C’est qu’ils ne