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Les amandiers entr’ouvraient leurs amandes,
Dans les sentiers mouillés fleurissaient les jasmins…


Ici encore, pour neuf mesures de musique nous donnerions tout le reste de la partition. Et, faut-il l’avouer, cette partition de malheur, déjà nous l’avons mainte fois ouverte et souvent nous la rouvrirons à ces deux pages charmantes. Elles semblent demander grâce pour les autres. Qu’elles l’obtiennent donc, mais que les autres n’y reviennent plus.

Des interprètes d’Enguerrande, Mlle Horwitz, la moins mal partagée, nous a paru la plus agréable. Elle chante d’une voix un peu mince, mais flexible ; elle a dans la physionomie et dans la diction de la poésie et de la tristesse. M. Fugère ne pouvait sauver un rôle ridicule. Je trouve que M. Gibert fait des progrès, et j’espère qu’une débutante, Mlle Boucart, en fera.

Salammbô, qui revient d’exil comme en revint Sigurd, et qu’il y a deux ans nous avons déjà appréciée[1], est une œuvre, sinon de même valeur que Sigurd, au moins de même nature. Trop longue, trop lourde, terriblement sonore et souvent brutale, quelquefois écrite de main d’ouvrier plus que de main de maître, elle offre pourtant, en certaines parties, des beautés supérieures. On se méprend généralement sur le compte de M. Reyer, et je sais nombre de ses admirateurs qui l’admirent à contresens, pour les mérites qui lui manquent le plus. Des qualités exigées par les sujets qu’il préfère : énergie, puissance, éclat, magnificence décorative, le musicien de Sigurd et de Salammbô ne possède guère que l’ambition, avec l’illusion peut-être. Inégal à ces barbares épopées, en vain il s’enfle et se travaille ; il cherche la force et ne trouve que le bruit, un bruit trop fréquemment vulgaire, qui fatigue et assourdit.

Aussi fuirons-nous ce tapage. Nous ne pénétrerons ni dans les jardins d’Hamilcar livrés à l’orgie des mercenaires, ni dans le temple de Moloch où les anciens tiennent conseil ; nous éviterons également le camp des révoltés et le forum de Carthage. Mais où donc irons-nous, alors ? En de plus tranquilles enceintes, « où la lune éclaire, » comme chantait si doucement la Valkyrie de Sigurd : d’abord dans le sanctuaire de la pâle déesse, puis sur la terrasse du palais. Voilà où il faut écouter M. Reyer et l’admirer presque sans réserves. Là nous trouverons la poésie, la gravité religieuse, la sérénité, la grâce héroïque avec cette noblesse étrange « et même un peu farouche, » si particulière à l’inspiration du musicien, quand il est inspiré, qui fait de Salammbô la sœur très ressemblante de Brunehild.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1890.