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raisons pour se taire. Un grand homme méconnu, dont un spirituel conteur a célébré les vertus et le génie, se glorifiait d’avoir inventé une charrue qui dans l’espace de cinq minutes pouvait se transformer en canon. Instrument de paix, instrument de guerre, la triple alliance est une machine à deux fins, une véritable charrue-canon. Chose certaine autant qu’étrange, tant que l’inventeur a été là pour la conduire, il y avait moins d’inquiétude dans les esprits ; l’Europe ne doutait plus des dispositions pacifiques de l’homme qui l’a tant agitée. Depuis qu’il est tombé du pouvoir, on dit plus souvent : « Où allons-nous ? » Les grands calculateurs sont dans les affaires de ce monde des cautions plus sûres que les inspirés, et il faut souhaiter que l’empereur Guillaume II n’ait pas de trop fréquens entretiens avec « son allié de Rosbach. « Il a donné assez de témoignages de ses sentimens généreux pour qu’il ne soit plus permis de suspecter ses intentions ; mais l’esprit est prompt. Pour tout supposer, si jamais on revoyait à la tête du cabinet italien un politique remuant et artificieux, porté aux entreprises, si cet ourdisseur d’intrigues, ce marchand de vent venait débiter à Berlin les produits de sa dangereuse industrie, M. de Caprivi aurait-il la même autorité que le prince de Bismarck pour repousser des offres insidieuses et pour éconduire le tentateur ?

Quoi qu’en dise l’anonyme, la triple alliance est pour beaucoup dans l’inguérissable malaise qui pèse sur l’Europe, obligée de s’armer jusqu’aux dents. Ne craint-on pas qu’après avoir gémi sous les charges toujours croissantes de la paix armée, les peuples n’en viennent à souhaiter un dénoûment qui leur fait horreur ? Malheureusement il ne nous reste plus qu’à nous prêter aux suites de notre destinée. Sauf le cas d’une éclaircie subite que jusqu’ici rien n’annonce, longtemps encore notre ciel sera gris, et pour parler comme le poète, « on verra s’y traîner ces tristes nuées, filles informes de l’air, qui puisent sans cesse l’eau de l’Océan dans des seaux de brouillard, les charrient péniblement et les laissent retomber dans l’abîme. » Longtemps encore l’Europe souffrira d’un mal étrange, que ses médecins irritent en se donnant l’air de le soulager, et il se trouvera des publicistes anonymes pour déclarer que les coalitions sont la meilleure garantie de la paix, que les gouvernemens qui n’admettent pas que leur sort dépende d’un petit papier, qu’on n’ose pas leur montrer, font preuve d’un mauvais caractère, et que s’ils se concertent entre eux pour défendre leurs intérêts, il faut les signaler au monde comme les perturbateurs du repos public, comme d’incorrigibles brouillons.


G. VALBERT.