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primitive des hommes. Et l’on y pourrait faire bien des objections : celle-ci, par exemple, qu’il en faudrait conclure que la seule forme légitime de gouvernement serait la monarchie absolue ; et cette autre que, la liberté du bien n’allant pas sans la liberté du mal, le monarque abusera de la monarchie s’il n’est point un être parfait. Mais Frédéric sait fort bien qu’il existe plusieurs formes de gouvernement, et il n’a contre aucune d’elles aucune sorte de préjugé. Il exprime son admiration pour la monarchie constitutionnelle d’Angleterre où le parlement sert d’arbitre entre le peuple et le roi. Bien qu’il trouve aux républiques des « défauts de constitution » qui, à son avis, les condamnent à ne pas longtemps vivre, il admire aussi « ces sortes de gouvernemens qui, par l’appui de sages lois, soutiennent la liberté des citoyens, et qui établissent une espèce d’égalité entre les membres d’une république, ce qui les rapproche de l’état naturel. » Toutes ces formes de police, et la variété des gouvernemens sont fondées en nature ; tout est varié dans l’univers, dit-il, plantes, animaux, paysages, visages humains, et « cette fécondité de la nature s’étend aux tempéramens des empires. » Il n’y a pas d’inconvénient à laisser raisonner in abstracto un homme qui voit si clair in concreto. Frédéric sait très bien aussi que le parfait monarque qu’il nous présente est un aussi rare oiseau que le phénix, et il l’appelle même un « métaphysique. » Il voit les rois de son temps s’imaginer « que Dieu a créé exprès et par une attention particulière à leur grandeur, leur félicité et leur orgueil, cette multitude de peuples dont le salut leur est commis, » et il lui semble qu’ils se donnent le mot « pour donner au public l’idée qu’on ne peut être roi sans qu’on soit une bête. » Mais cela, c’est leur affaire ; Frédéric admettrait volontiers que sa théorie ne fût que pour lui et n’obligeât que lui. Il a d’ailleurs le droit, lui seul peut-être, parmi les rois, de se mouvoir dans l’absolu. La Prusse n’a point derrière elle une de ces longues histoires glorieuses, au cours desquelles se forment des traditions qui deviennent des lois et tempèrent la puissance des monarchies. En Prusse, point de haute noblesse, point de grand clergé, point de riche tiers-ordre qui, depuis des siècles, aient combattu, prié et peiné pour le roi. Point d’états-généraux où se soient réunis, dans les grands jours, les représentai de toutes les conditions et de toutes les provinces, et où la nation ait été rassemblée aux pieds du prince. La Prusse n’est encore qu’une mosaïque de pays, séparés les uns des autres, éparpillés du Rhin à la Vistule, d’esprit, de mœurs, de passés différens ; elle n’existe que dans le roi, qui est d’hier. Noblesse, clergé, bourgeoisie, tout y est petit, sans force et sans droit ; le roi seul est grand