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donné à votre entente le caractère d’une provocation et amené par là le rapprochement de la France et de la Russie, qui vous ont répondu par la démonstration de Cronstadt. — Vous vous trompez, leur réplique le défenseur officieux de la nouvelle politique. Les dates n’ont aucune importance dans cette affaire. Sans doute, les traités étaient signés quand l’amiral Gervais a conduit ses cuirassés à Cronstadt, mais nous avions prévu cette démonstration, et nous avons répondu à ce qu’on allait nous dire. » — Cela rappelle le mot de l’assassin physionomiste, qui disait en cour d’assises : « Vous faites erreur, mon président, ce n’est pas moi qui ai commencé. J’avais lu dans les yeux de cet homme qu’il pensait à me tuer, que c’était son idée, et je me suis défendu. »

Je ne sais si l’anonyme prend lui-même au sérieux son audacieuse assertion. Peut-il ignorer qu’il a fallu beaucoup de temps et des circonstances toutes particulières pour amener un rapprochement entre la république française et l’empire russe ? La forme de nos institutions inspire à l’empereur Alexandre III une antipathie instinctive ; que de préventions, que de préjugés il a dû vaincre avant de consentir à faire jouer la Marseillaise par la musique de sa garde ! De son côté, la France se défiait beaucoup des avances que pouvait lui faire tel diplomate ou tel général russe de passage à Paris. Elle doutait de la sincérité de leurs protestations, elle n’y voyait que des coquetteries intéressées et l’intention d’éveiller la jalousie du cabinet de Berlin, de ressusciter ainsi de vieilles amours qui se mouraient ; c’était ce qu’un diplomate de beaucoup d’esprit appelait « la politique des cantharides. » Longtemps, notre gouvernement s’est tenu sur la défensive ; il joignait aux inquiétudes les scrupules d’une conscience timorée et l’horreur de toute démarche qui aurait pu le compromettre. M. de Bismarck nous comparait alors à une très honnête femme, dénonçant elle-même à son mari les intrigues d’un séducteur qui a juré de corrompre sa vertu.

Aujourd’hui, tout est changé ; mais encore un coup, c’est sous la pression des circonstances que deux gouvernemens si dissemblables en sont venus à contracter ensemble non une alliance en forme, mais une sorte d’amitié vague, fondée sur une disposition raisonnée à s’entr’aider. On les condamnait à l’isolement, on les mettait en quarantaine, on avait pris à leur égard des arrangemens mystérieux, et leur sécurité dépendait de clauses secrètes, qu’on avait juré de ne jamais leur faire connaître. En ce qui nous concerne, quand le successeur de M. Crispi essaya de négocier un emprunt à Paris, notre gouvernement se contenta de lui dire : — « Montrez-nous votre petit papier. » — Il se trouva que ce petit papier n’était pas de ceux qu’on peut montrer, et on se garda bien de nous le laisser voir. Nous sommes de grands étourdis ; mais nous croire capables d’ouvrir nos caisses à un voisin pour qu’il