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hommes d’État pouvaient dire alors ce que disait M. de Beust, devenu après Sadowa chancelier de l’empire austro-hongrois : « On m’a remis un vaisseau désemparé, sans mâts, sans voiles, sans agrès. Il ne faut pas me demander de faire de la grande politique et de me hasarder dans la haute mer. Je ne puis faire que du cabotage, sans jamais perdre la côte de vue. » Depuis que notre armée est reconstituée, nous avons repris une juste confiance en nous-mêmes ; nous ne craignons plus, mais nous sommes restés prudens, circonspects. N’en avons-nous pas donné plus d’une preuve ? Avons-nous cherché les occasions, les prétextes ? Notre gouvernement s’est-il laissé émouvoir par les provocations de M. Crispi ? A-t-il protesté contre la loi sur les passeports, contre la transgression de l’article 11 du traité de Francfort, aux termes duquel le régime du traitement réciproque sur le pied de la nation la plus favorisée en matière commerciale s’appliquait aussi à l’admission et au traitement des sujets des deux nations ? A-t-il représenté au gouvernement allemand qu’en vertu de dispositions complémentaires, si tout étranger entrant en Alsace-Lorraine par la frontière française devait être muni d’un passeport, la même obligation était imposée à tout Français par quelque frontière qu’il arrivât, qu’on nous mettait ainsi hors du droit commun, qu’on nous soumettait à un régime d’exception ?

Pour qu’une nation laborieuse, économe et maîtresse de ses destinées, sente s’éveiller en elle le douloureux désir de jouer quelque grande partie, il faut qu’on porte de graves atteintes à ses intérêts ou à sa dignité. Alors elle se lèvera tout entière ; mais à qui la faute ? Nous reprochera-t-on de ne pas savoir oublier ? L’Allemagne célèbre chaque année la fête de Sedan ; singulier moyen d’endormir notre mémoire ! « Le prince de Bismarck, dit l’anonyme, avait-il prévu que le recouvrement de l’Alsace-Lorraine serait à la fin de ce siècle le seul objectif de la politique française et lui tiendrait lieu de raison d’État, à l’exclusion de toute autre ? » Oui, la France a fait une perte dont elle ne se consolera jamais. Mais lui est-il interdit de chercher dans l’histoire des motifs d’espérer ? Est-ce manquer au droit des gens que de se persuader qu’il y a des occurrences où les gens dépouillés rentrent dans la possession de leur bien, où les spoliateurs trouvent eux-mêmes leur intérêt à restituer ? Depuis quand les longs espoirs, depuis quand les souvenirs et les regrets sont-ils des crimes ? S’il n’avait tenu qu’à lui, Shylock aurait pris à Antonio une livre de sa meilleure chair ; mais se serait-il avisé de lui dire : « Je te défends de la regretter et de penser jamais à ta plaie qui saigne. »

Si l’anonyme s’abuse sur les vraies dispositions de la France, il se méprend aussi, croyons-nous, sur le vrai caractère de la triple alliance et sur l’effet moral qu’elle ne peut manquer de produire dans le cœur