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plus offrant et en se faisant payer ses complaisances, et il s’attachait à persuader au cabinet de Saint-Pétersbourg que les traités ne le liaient pas à un tel point qu’il ne pût dans l’occasion lui rendre de bons offices. Il avait garanti aussi l’intégrité de l’Italie, et il ne défendait pas aux hommes d’État du jeune royaume de prévoir des cas où leur fidélité à leurs engagemens trouverait sa récompense ; mais il se défiait d’eux et de leurs appétits, il les tenait en bride, il s’appliquait à leur faire sentir qu’il n’était pas homme à se laisser entraîner malgré lui dans une aventure.

M. de Bismarck n’aurait jamais monté sa redoutable machine s’il ne s’était senti la force de la gouverner à son gré. Non-seulement, en traitant avec ses alliés, il s’attribuait le droit d’interprétation, ce grand politique savait combien la face des temps est diverse, que les volontés sont changeantes, que les paroles sont trompeuses, que les amis d’hier seront peut-être les ennemis de demain et qu’on trouve quelquefois son compte à se réconcilier avec ses adversaires de la veille. Connaissant par expérience « l’illusion des amitiés de la terre, qui s’en vont avec les années et les intérêts, » il n’avait garde de se donner sans retour et sans réserves. Il prévoyait que la tentation pourrait venir à l’Autriche de régler elle-même ses affaires en s’accommodant avec le cabinet russe, et il s’arrangeait, le cas échéant, pour pouvoir dire à la Russie : « Tout ce que vous espérez de l’Autriche, je vous l’offrirai à meilleur compte, et vous savez qui d’elle et de moi est le meilleur payeur. » Quelque prix qu’il attachât à la triple alliance, qu’il aurait sûrement renouvelée s’il était resté aux affaires, il ne l’avait jamais regardée que comme une alliance casuelle, et il se réservait d’examiner et d’apprécier les cas, ou pour mieux dire, elle était pour ce grand marchand d’hommes et de peuples une combinaison qui n’en excluait aucune autre, ou pour mieux dire encore, une valeur convertible et négociable.

L’anonyme a une tout autre manière de considérer les choses : il croit à l’immuable fixité des intérêts et, partant, à l’éternelle durée des amitiés. Il loue les politiques de la nouvelle ère d’avoir acheté la bienveillance de l’Angleterre en lui faisant des concessions en Afrique ; par la convention qu’ils ont passée avec elle, ils l’ont rendue favorable au renouvellement de la triple alliance, et il assure avec un peu d’exagération peut-être qu’à Vienne comme à Rome, on tenait beaucoup à cet accord, que l’Autriche et l’Italie se seraient décidées difficilement à renouer avec une Allemagne à laquelle lord Salisbury aurait fait grise mine, que, quoi qu’en puissent dire les anglophobes de Berlin, l’amitié de ce ministre vaut bien Zanzibar. Il croit savoir aussi que le général de Caprivi a modifié les traités et n’a pas craint d’étendre les engagemens que l’Allemagne avait contractés avec l’Autriche ; il l’en félicite et l’en remercie. La corde était lâche, M. de Bismarck désirait