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sans exception. Aux siècles comme aux hommes il est presque impossible d’aller droit, et combien malaisée la tâche de les suivre dans leurs méandres, de tenir compte des nuances, des arrière-pensées et des actions mixtes ! Étudier un individu dans toutes ses métamorphoses, avec la patience d’un juge d’instruction qui recherche la trace d’un crime, en faisant table rase de ses préjugés, sans écouter les bavardages de l’opinion générale, ce travail exige un esprit souple, désintéressé, habitué à se dédoubler et d’une patience à toute épreuve. Car cette opinion générale, de quels vains bruits, de quelles calomnies ne se contente-t-elle pas souvent ! Nous voyons par les besicles d’autrui qui ne voit guère, nous aimons, nous haïssons, pour quels frivoles motifs, tout de reflet et de réverbère ! Les nobles sentimens ne courent pas les rues ; le temps, la capacité d’affection, font défaut à la plupart ; de même, si nous voulons lier connaissance intime avec un personnage d’autrefois, il est nécessaire de l’aimer véritablement et pour lui-même, d’entrer avant dans sa vie, en se plaçant dans les circonstances où il s’est trouvé, de savoir non-seulement ce qu’ont dit ceux qui en ont parlé, mais pourquoi ils en ont ainsi parlé. Un aviron droit semble courbé dans l’eau ; la même action se prête aux interprétations les plus diverses. On sait l’aventure de l’historien anglais qui entend du bruit dans la rue, se précipite, regarde, s’informe de la cause du tumulte, entend quatre avis différens, et se lamente en songeant que, s’il n’a pu comprendre ce qu’il voyait, il saura bien moins encore éclaircir des faits entourés des voiles trompeurs du] passé. La plus commune des erreurs ne consiste-t-elle pas à croire impossible ce qu’on n’éprouve point, ce dont on est incapable ? Comment un esprit méthodique admettrait-il les bouillonnemens d’une âme romanesque, qui va de guingois, en proie à toutes les bourrasques de l’imprévu, tantôt touchant le ciel et tantôt l’enfer ? Comment expliquer à un optimiste endurci les âpres mélancolies des êtres troublés par la noble inquiétude des destinées humaines, martyrisés par un chagrin d’amour ou d’amitié ? Comment l’égoïste concevrait-il les angoisses de ceux qui ont pitié des affamés, des malades, des infirmes ? Presque tous, nous sommes en présence de celui que nous jugeons comme le voyageur devant un vaste paysage qu’il traverse en chemin de fer : il voit quelques arbres, une rivière, des maisons, l’ensemble, et les détails lui échappent.


VICTOR DU BLED.