Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/686

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous voulez, mes ouvrages, mais respectez ceux de Dieu. » Le lendemain, elle constate avec joie qu’on les a arrosées, et aperçoit suspendues à deux des fleurs des soies vertes portant chacune un anneau de cornaline. (Elle faisait alors une collection de petits bijoux de cornaline.) C’est à cette triste époque sans doute qu’elle découvrit deux divinités de la fable, Abéone et Adéone, la première présidant au départ, la seconde au retour : les anciens plaçaient la statue de la liberté entre ces deux figures allégoriques, estimant sagement que le premier attribut de la liberté est celui d’aller et de venir à son gré.

Rentrée en France, Mme de Genlis ne tarde pas à attirer l’attention du premier consul par son roman de Mlle de La Vallière : devenu empereur, il lui demanda une correspondance régulière, où elle parlait de morale, de littérature et lui racontait de l’ancien régime ce qu’il voulait savoir. Elle eut une pension de 6,000 francs, un logement à l’Arsenal, fut nommée dame d’inspection des écoles primaires de son arrondissement. Bientôt son salon devint celui que les étrangers, les provinciaux, les curieux, tiennent à connaître, celui où l’on cause le mieux ; auprès d’elle s’empressent des amis fidèles, des hommes et des femmes de mérite : Fiévée, directeur de la conscience politique de l’empereur, une magnifique sinécur ; Mmes de Choiseul, Kennens, de Vannoy, de Brosseron, Cabarrus, Hainguerlot, MM. Laborie, Pieyre, de Cabre, de Courchamp, de Tréneuil, Radet, Dussault, Crawford, de Sabran, le cardinal Maury, etc. ; M. de la Borde, célèbre par ses distractions, ses mots charmans et cette définition du dévoûment, plus facile à approuver qu’à mettre en pratique :


J’entends ainsi le dévoûment
Quand dans le cœur il prend sa source :
Le dernier quart d’heure du temps,
La dernière goutte du sang,
Le dernier écu de la bourse ;


Brifaut, le comte d’Estourmel, Anatole de Montesquiou, les trois jeunes gens qu’elle appelait ses amoureux, et qui formaient sa partie carrée sans crainte de compromettre leur enjeu. Elle ressuscitait pour eux le siècle de l’élégance et de la grâce, elle évoquait celui de Louis XIV comme si elle eût été sa contemporaine ; ils admiraient cette imagination intarissable, ce talent d’observation qui lui révélait sur-le-champ le fort et le faible de chacun, la séduction insinuante de sa parole. « Sa conversation n’était point l’éblouissant monologue de Mme de Staël, c’était une suite de propos agréables, d’anecdotes piquantes, de récits débités avec