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L’esprit personnel, le coloris, la fraîcheur d’expression et l’invention lui sont à peu près étrangers ; nulle profondeur dans la pensée, un style agréable et simple, une exposition très claire, un récit naturel et bien conduit, voilà le train ordinaire de ses ouvrages. Ne lui demandez pas de mettre en relief les contrastes puissans du vice et de la vertu, les ressorts cachés de la nature et des passions, mais elle excelle à pénétrer les petits intérêts qui agitent la société, les nuances fugitives des modes, à donner de la physionomie sans caricature aux mœurs du jour, aux caractères individuels. Beaucoup de ses contemporains ont vu en Mademoiselle de Clermont un chef-d’œuvre qu’ils comparent de bonne foi à la Princesse de Clèves, au Comte de Comminges : Sainte-Beuve lui-même confesse avoir cru longtemps que c’en était un, et c’est déjà beaucoup pour Mme de Genlis qu’il ait eu cette pensée. Mlle de Clermont, petite-fille du grand Condé, aime le duc de Melun, et, malgré la distance qui les sépare, elle se décide à l’épouser en secret. Les combats de délicatesse des deux amans, les remords de la princesse, forcée de faire les avances en raison même de son rang, le mariage, la mort du duc, causée par un accident de chasse, voilà tout le plan de la nouvelle qui, après un début assez heureux, tourne court et se perd dans une fausse sensibilité. Comment expliquer que ce qui nous semble aujourd’hui presque commun et banal ait paru jadis gracieux, émouvant, pathétique ? Sans doute parce que le goût littéraire a ses évolutions, comme la philosophie, l’histoire, comme la civilisation. A Mademoiselle de Clermont, je préfère de beaucoup le roman des Petits émigrés : ici la force tragique des événemens porte l’auteur et communique au livre une partie de son prestige ; et puis, Mme de Genlis a partagé les tristesses de l’émigration, elle a senti, souffert, ce qu’elle raconte, elle écrit sous la dictée du malheur, et comme tant d’autres, elle ne dit bien que ce qu’elle a vu ou observé. Il convient d’ajouter que les mères de famille reliraient avec profit ses livres d’éducation, elles y trouveraient beaucoup de leçons pratiques, des préceptes utiles pour donner aux enfans le pli du bien, des traits tels que cette réponse d’un jeune garçon auquel on demande pourquoi il ne se défend pas contre un autre qui le bat : « Je ne peux pas, je suis le plus fort. » Le malheur est que le diable y montre quelquefois son pied fourchu, qu’elle a des distractions, des heures où elle oublie ce qu’elle doit à son sexe ; ainsi dans les Veillées du château, il est question de fausses couches ; dans sa brochure sur l’éducation du dauphin, en 1790, brochure inspirée par son animosité contre la reine[1], elle prétend qu’une

  1. D’après Mme Campan (Mémoires, t. III, p. 91), cette inimitié eut pour point de départ une démarche de la duchesse de Chartres, alors fascinée par l’esprit de la gouvernante de ses enfans ; un soir, à la cour, elle excusa celle-ci de ne point paraître le jour des révérences pour la naissance du dauphin. La reine observa un peu sèchement que, dans une semblable circonstance, la duchesse de Chartres se ferait excuser, qu’assurément la célébrité de Mme de Genlis aurait pu faire remarquer son absence, mais qu’elle n’était pas de rang à se faire excuser. La guerre commença, guerre de critiques et de réflexions peu indulgentes, envenimée par les indifférens, cette peste sociale, toujours enchantés de rapporter à celle-ci les épigrammes de celle-là.