Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/674

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’édition se vendit en quelques jours, la famille royale, les princes donnèrent l’exemple, un Russe apporta mille écus pour un exemplaire, et, tous frais payés, l’ouvrage produisit 46,000 francs, dont se contenta le négociant. L’enthousiasme fut général, le Théâtre d’éducation, porté aux nues par Grimm, La Harpe, traduit en plusieurs langues. Lettres, vers, éloges se multipliaient : « Je ne suis plus amant de la nature, écrivait Buffon ; je la quitte pour vous, qui faites plus et qui méritez mieux. Elle ne sait que former des corps et vous créez des âmes… Votre charmant théâtre m’a fait autant de plaisir que si j’étais encore dans l’âge auquel vous l’avez consacré… Chaque trait porte l’empreinte de votre âme céleste. Vous l’avez peinte en chaque scène sous un emblème différent et sous la morale la plus pure. » D’Alembert cherchait à l’enrôler dans le clan philosophique : à propos de ses pièces tirées de l’écriture Sainte, il lui conseilla amicalement de ne plus parler de la religion, parce que cette mode était passée, mais de consacrer sa belle imagination à des sujets purement moraux ; alors elle réunirait tous les suffrages, et il proposerait à l’Académie de créer quatre places de femmes, afin de la mettre à leur tête : les trois autres académiciennes seraient Mmes de Montesson, d’Houdetot et d’Angivilliers. Elle répondit qu’elle ne saurait séparer la religion de la morale, et qu’elle combattrait de toutes ses forces la fausse philosophie. La dispute s’échauffa, d’Alembert s’en alla furieux et ne revint plus : déjà d’ailleurs, un quiproquo avait failli amener la brouille ; le philosophe lui envoyait ses discours à mesure qu’il les faisait imprimer ; un jour, il lui adressa un éloge de La Condamine, sans nom d’auteur, elle le lut avec plaisir, et lui écrivit qu’elle l’aimait infiniment mieux que tous les précédens. Il était de Condorcet.

Une fois lancée dans la carrière, Mme de Genlis ne s’arrête plus et va la parcourir jusqu’au bout : elle entasse Pélion sur Ossa, accumule notes, extraits, se répète, écrit de la même plume les Chevaliers du Cygne et des livres sur la religion : elle publie ses innombrables volumes, pour rendre service d’abord et pour la gloire, puis, à partir de l’émigration, elle travaille pour vivre, et comme l’ordre, l’économie, ne sont point ses vertus dominantes, qu’elle a, elle aussi, un trou dans la main, ils se succéderont sans interruption pendant cinquante ans et plus. Mémoire excellente, volonté, méthode et puissance de travail, ces dons précieux lui permettent de mener de front plusieurs besognes, et c’est le plus sérieusement du monde qu’elle se proposait de refaire dans sa vieillesse l’Encyclopédie, une Encyclopédie ad usum Delphini, purgée des hérésies philosophiques, à l’usage des âmes bien pensantes : elle en parle à plusieurs reprises dans ses souvenirs.