Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/670

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

président, son nez ; il est de si bonne amitié, si prévenant ; il me fait toujours des avances, tandis que ces mains et ces pieds me repoussent… » Le président de Périgni dit des bons mots et fait des bonnes actions…

Le tableau est vivant, et l’on croit entendre les personnages ; l’amie maladroite, un nouvel exemplaire de la Belle et la bête, consolant à rebours celle qui n’a pas besoin d’être consolée ; la marquise de Voyer qui, à force d’esprit, de beauté sociale, inspire des passions à cinquante ans sonnés. Voilà le bienfait, le miracle de la civilisation ; on oublie ce nez, un nez plus long que celui de la princesse de Conti, on ne regarde que les pieds et les mains et il sera de bon goût d’en devenir amoureux ; car l’héroïne a « des je ne sais quoi qui enlèvent » et, peut-être aussi, dédaigneuse de la pudeur, « cette belle vertu qu’on attache sur soi avec des épingles, sait-elle faire admirer à propos ce que les femmes ont coutume de cacher. Un visage médiocre reposant sur un corps digne de Phidias, quoi de plus fréquent ? Le sot passe à côté, l’observateur intelligent s’arrête, devine le chef-d’œuvre secret et l’adore. Et puis, l’esprit, la grâce, l’élégance, ne sont-ils pas aussi de la beauté, des facteurs de l’amour, ce fruit charmant de la culture sociale et d’une éducation spiritualiste, sentiment plus fort et plus divin à mesure qu’il s’imprègne d’idéal et d’immatérialité, qu’il transfigure l’objet aimé en empruntant à l’imagination ses prestiges si nécessaires. Cervantes est un grand moraliste, et comme il a raison de rendre l’immortel chevalier de la Manche amoureux de Dulcinée de Toboso ! Comme, du plus au moins, cette histoire est notre histoire à tous ! La plus belle personne du monde résisterait-elle à l’analyse d’un juge capable de s’élever au-dessus des passions humaines ? Ne serait-elle pas devant lui comme les dames de l’île des Géans devant Swift, qui trouvait leurs traits si grossiers et leurs cheveux pareils à des cordages ? Et d’autre part, l’être le plus enfoncé dans la matière peut-il s’empêcher de revêtir de charmes qu’elle ne possède pas la créature qu’il poursuit de ses désirs ? Aussi a-t-on toujours l’âge et la beauté des sentimens qu’on inspire, sinon de ceux qu’on éprouve, et la femme qui ramasse épars, et comme flottans, les élémens de grâce et d’illusions répandus dans les âmes par les poètes, pour s’en faire une ceinture de Vénus, semble la magicienne par excellence ; à l’encontre de Circé, elle métamorphose les hommes en idéalistes, et sème à son tour des rêves plus vrais que la froide réalité, de l’a graine de bonheur.

Dans le portrait de Mme Necker et de Mme de Staël[1], la manie

  1. M. d’Haussonville remarque que Mme de Genlis n’avait pas toujours été aussi frappée de la mauvaise éducation de Mme Necker, car elle écrivait un jour à sa mère : « S’il est vrai que de grands exemples puissent seuls donner de frappantes et d’utiles leçons, quelle femme, quelle mère donna jamais à sa fille une meilleure éducation que celle que Mlle Necker reçut de vous ? Elle a trouvé dans la maison paternelle tout ce qui pouvait lui inspirer le goût de la bienfaisance et de la vertu, et lui apprendre à n’apprécier que la considération du mérite personnel et de la véritable grandeur. » Rien de plus juste, mais les grands exemples ne remplacent pas les mille petits soins de l’éducation journalière, et l’ingénieux biographe de Mlle Necker, rapportant lui-même que, très jeune encore, la future Mme de Staël était célébrée en vers, en prose, par Marmontel, Grimm, Raynal, avait déjà sa petite cour, avoue les inconvéniens de cette vie en public.