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ni que « tout, une fois ordonné, ne se suive invinciblement. » Des individus, il n’a donc ni ne peut avoir cure ; il ne les atteint que par le cours général des choses ; il ne leur donne pas des valeurs propres ; il ne les considère que comme des moyens qui concourent à la marche de l’ensemble. Et Dieu n’a pas plus d’égard aux peuples et aux États eux-mêmes qu’aux individus. Plus tard, Frédéric exprimera avec une force singulière la hautaine indifférence de Dieu quand à Gatt, son secrétaire, il dira : « Dieu se f… de vous et de moi. »

Parlez donc à présent à ce jeune homme d’une liberté de l’homme. Voltaire se fait l’avocat de cette liberté, dont il plaide la cause par les argumens habituels de l’école, auxquels il ajoute, pour triompher d’objections dont il avoue la force, cette raison ad hominem : « Daignez, au nom de l’humanité, penser que nous avons quelque liberté, car si vous croyez que nous sommes de pures machines, de quel prix seront les grandes actions que vous ferez ! » Frédéric ne daigna pas. Il répond que chaque individu est déterminé d’une façon précise par la mécanique de son corps ; emporté, s’il a la tête facile à émouvoir ; misanthrope, s’il a l’hypocondre enflé ; amoureux, s’il a le tempérament robuste ; que nos idées nous sont données et nos résolutions inspirées par les événemens, et que les événemens ne dépendent pas de nous ; que, Dieu ayant eu un but en créant l’univers, les hommes doivent agir conformément à son dessein ; autrement il ne serait que le spectateur oisif de la nature. Puisqu’il faut faire un être passif de la créature ou du créateur, il « opte en faveur de Dieu. » Il ne s’arrête pas à l’objection que, si Dieu a déterminé toutes nos actions, il a destiné au crime les criminels ; car il suffit que Dieu ait permis le mal pour qu’il en soit l’auteur : « Remontez à l’origine du mal, vous ne pouvez l’attribuer qu’à Dieu. » Son système lui paraît donc plus suivi, mieux lié que celui de Voltaire et plus respectueux de la grandeur divine. Voltaire ne prétend-il pas concilier la prescience de Dieu avec notre liberté, en disant que Dieu prévoit nos actions libres à peu près comme un homme d’esprit prévoit le parti que prendra dans telle occasion un homme dont il connaît le caractère ; la seule différence, c’est qu’un homme prévoit à tort et à travers, et Dieu avec une sagesse infinie : « C’est le sentiment de M. Clarke, » ajoutait Voltaire, qui sentait le besoin de se faire appuyer. « Le Dieu de M. Clarke m’a fait bien rire, réplique Frédéric. C’est un Dieu, assurément, qui fréquente les cafés et qui se met à politiquer avec quelques misérables nouvellistes sur les conjonctures présentes de l’Europe. Je crois qu’il doit être bien embarrassé à présent pour deviner ce qui se fera la campagne prochaine en Hongrie, et qu’il attend avec grande impatience l’arrivée