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merveille, sans quitter son costume d’Agamemnon. Chacun le félicite, et jamais coiffure de Gardanne ne reçut tant de complimens. On lui demande des nouvelles : il a été dans l’après-dîner chez Mme de ***, une égoïste de la plus belle eau. Elle a une maladie qui l’oblige à passer une partie de sa vie au lit, et cependant reçoit beaucoup de monde. Quelqu’un se plaignit de la fraîcheur de sa chambre. — « Comment, dit-elle, il fait donc bien froid ? — Il gèle à pierre fendre. » Elle sonne précipitamment et dit à sa camériste de lui apporter un couvre-pied d’édredon. Puis elle parla d’autre chose. — Quelqu’un chuchote un mot fâcheux de Louis XV. M. de Chauvelin, son ami, est frappé d’apoplexie dans les petits appartemens et expire subitement en jouant avec lui. Quelques jours après, en allant à Choisy un des chevaux de l’attelage royal s’abat et meurt sur place ; quand on vint annoncer l’accident au roi, il dit avec attendrissement : « C’est comme ce pauvre Chauvelin[1] ! » — Les commentaires vont leur train, et Scipion opère une diversion utile, car les têtes commencent à s’échauffer. C’est un négrillon de sept ans, choyé, cajolé par la duchesse de Chartres, admis dans le salon où il a les quatre pieds blancs, casse tous les éventails qu’il peut attraper, se faufile sous les chaises des dames qu’il déchausse adroitement, débite tout ce qui lui passe par la tête. Ne voilà-t-il pas qu’il s’approche de la princesse de Conti et lui demande gravement : « Madame, pourquoi donc avez-vous un si grand nez ? » Jugez de la stupeur des hôtes de céans : on essaie de le faire disparaître, il s’obstine et répète : Je veux savoir ça. On se décide à l’emporter, mais il se débattait en hurlant : c’est que je n’ai jamais vu un nez si long. Cependant le marquis de Genlis, beau-frère de la comtesse, causeur charmant, mari infidèle et joueur s’il en fut, s’entretient avec Mme de Serrent qui admire la coiffure de la marquise, ornée très simplement et gracieusement d’un croissant et d’une étoile qu’il a posée tout à l’heure dans ses cheveux, sans qu’elle s’en aperçût, au moment où elle s’asseyait en voiture. « C’est un talisman sans doute, remarque Mme de Serrent, car on peut croire que c’est votre étoile qui vous préserve

  1. « Cependant, observe Mme de Genlis, le roi ne manque pas d’esprit, on cite de lui plusieurs bons mots, et il écrit, dit-on, fort bien. Mais on juge trop légèrement les rois sur des mots irréfléchis et sur des phrases déplacées qui leur échappent quelquefois. On ne songe pas qu’ils n’ont aucun usage du monde. Ils ne causent point ; quand ils parlent, c’est beaucoup, c’est tout. Ils ne sont jamais rectifiés par une repartie piquante, ni formes par la conversation. D’après tout cela, il faut avouer qu’un roi qui a du goût et qui n’en manque en rien est une espèce de prodige. Voilà ce qu’était Louis XIV, quoiqu’il ait eu l’éducation la plus négligée. Mais aussi, loin de craindre les gens d’esprit, il se plaisait à les rassembler autour de lui, et toutes les femmes qu’il aima furent très distinguées par leur esprit. »