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mystérieux duc de Chabot, auquel ses attitudes sibyllines et ses réflexions en forme d’oracles avaient conféré une espèce de célébrité ; — le chevalier d’Oraison, le seul homme peut-être qui sût faire usage de sa rare instruction sans jamais avoir été accusé de pédanterie ; — M. Donézan, frère du marquis d’Usson, passé maître dans l’art de conter. Mettre en scène divers personnages, en passant rapidement de l’un à l’autre, en imitant leurs gestes, leur voix, savoir surtout tirer une histoire de rien, dissimuler l’inanité du fond sous la grâce des détails, s’arrêter à temps, une seconde avant que l’ennui ne commence, parler à ses auditeurs la langue de leurs goûts, tels étaient alors, tels seront toujours les principes de cet art, de ce grand moyen de séduction où M. Donézan rencontrait pour rivaux[1] MM. de Vaines et Lauzun.

Les jours de représentation d’Opéra, toutes les personnes présentées pouvaient, sans aucune invitation, souper au Palais-Royal ; pour les autres jours, appelés les petits jours, il y avait une liste d’intimes, qui, invités une fois pour toutes, venaient à volonté. Ces soupers, composés de dix à vingt personnes, étaient pleins d’agrément ; la princesse et les dames parfilaient, s’occupaient de menus ouvrages auprès d’une table ronde, autour d’elles les hommes soutenaient la conversation ; plusieurs dames y prenaient une part très active : Mmes de Polignac, de Clermont-Gallerande et la comtesse de Blot, dame d’honneur de la princesse, celle-là, sans doute, qui inspira au chevalier de l’Isle sa jolie fable de l’Oranger. Mais il ne faut point se fier à un poète amoureux, et, à tout prendre, Mme de Genlis se rapproche davantage de la vérité, lorsqu’elle la représente jolie encore malgré ses quarante ans, fort élégante et charmante dans un petit cercle d’intimes, mais affectée quand elle voulait briller et « prétendre à la noblesse des grâces, » dissertant alors et tombant dans le galimatias au lieu de causer. Elle attachait une extrême importance au ton, aux manières, poussait la délicatesse du goût jusqu’à la puérilité, et les mauvais plaisans d’affirmer que cette personne aérienne aurait eu honte de manger du poulet, de boire du vin, du lait de vache, et qu’elle disait à Buffon : « Puisqu’il faut du lait dans la nature, pourquoi les colombes ne nous en fournissent-elles pas ? » Et Buffon lui aurait conseillé de ne boire que du lait d’amandes. De même vouvoyer lui semblant difficile avec son bichon, tutoyer de mauvais goût, elle ne lui parlait qu’à la troisième personne, et, pour le désennuyer, lui faisait lire des comédies par sa demoiselle de compagnie. Ayant fait vœu de ne jamais prononcer le mot culotte, il en résulta pour elle un étrange embarras : elle s’avisait de répéter à un petit jour la plaisanterie du

  1. Vicomte de Ségur, Œuvres diverses.