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ses modèles ; mais quand rien n’obscurcit son jugement, ses esquisses ont parfois la délicatesse élégante d’une statuette de Tanagra, et l’on y trouve un je ne sais quoi féminin, fait d’habitude et de tact du monde, d’instinct et de science sociale, qui manque aux meilleurs moralistes du temps, Grimm, Marmontel, le duc de Lévis. On peut le dire en toute vérité : mieux que personne, elle a su rendre son époque avec des couleurs vraies, elle a pris son siècle sur le fait ; et Brifaut n’a pas si grand tort d’affirmer que, comparés aux siens, les romans de Crébillon fils, Diderot, Voisenon, Duclos, Laclos, donnent la sensation d’enseignes de cabaret à côté de tableaux de famille.

Et n’est-ce pas un peu à ce beau monde du Palais-Royal qu’elle songeait en écrivant ces réflexions qui mettent en relief certains aspects de la grande société d’alors ? « Bientôt l’expression des idées d’urbanité, de gloire, de patriotisme ne fut presque plus qu’un noble langage, qu’une simple théorie de procédés généreux et délicats ; on ne tenait plus à la vertu que par un reste de bon goût qui en faisait aimer encore le ton et l’apparence. Chacun, pour cacher sa manière de penser, devint plus rigide sur les bienséances ; on raffina, dans la conversation, sur la délicatesse, sur la grandeur d’âme, sur les devoirs de l’amitié ; on créa même des vertus chimériques ; rien ne coûtait en ce genre ; l’heureux accord entre les discours et la conduite n’existait plus ; mais l’hypocrisie se décèle par l’exagération ; elle ne sait où s’arrêter ; la fausse sensibilité n’a point de nuances, elle n’emploie jamais, pour se peindre, que les plus fortes couleurs, et toujours elle les prodigue ridiculement. Il s’établit dans la société une secte très nombreuse d’hommes et de femmes qui se déclarèrent partisans et dépositaires des anciennes traditions sur le goût, l’étiquette, et même la morale qu’ils se vantaient d’avoir perfectionnée ; ils s’érigèrent en juges suprêmes de toutes les convenances sociales et s’arrogèrent exclusivement le titre imposant de bonne compagnie. Un mauvais ton, toute aventure scandaleuse, excluaient ou bannissaient de cette société ; mais il ne fallait ni une vie sans tache, ni un mérite supérieur pour y être admis. On y recevait indistinctement des esprits forts, des dévots, des prudes, des femmes d’une conduite légère. On n’exigeait que deux choses : un bon ton, des manières nobles, et un genre de considération acquis dans le monde, soit par le rang, la naissance ou le crédit à la cour, soit par le faste, les richesses, ou l’esprit et les agrémens personnels… »

En somme, et malgré de fâcheuses concessions qui trop souvent semblent des abdications, malgré ce défaut d’aplomb moral qui