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son éternelle harpe achève d’émerveiller… ou d’agacer l’auditeur[1]. Elle recopie, arrange des mémoires pour son mari, comme plus tard elle composera les discours de son gendre, M. de Valence. Il faut qu’elle brille, qu’elle soit partout la première, et déjà l’on sent poindre, à travers l’expansion de la jeunesse et le goût de plaire, ce grain de pédantisme qu’on lui a tant reproché, ce besoin de régenter, de critiquer que dame Nature avait déposé en son âme. D’ailleurs, qu’il s’agisse d’amusement ou d’éducation, elle déploie une imagination fertile qui lui assure une place à part. Un de ses amis, le comte d’Albaret, gluckiste passionné, donnant de délicieux concerts, excellait dans les parodies. Il contrefaisait en perfection Voltaire qu’il avait vu plusieurs fois à Ferney, et comme il assistait aussi aux petits soupers de beaux esprits chez Mme du Bocage, on convint de les jouer, en supposant que Voltaire était à Paris. M. d’Albaret se chargea du rôle de Voltaire, M. de Genlis, M. de Barbantane, quelques autres complétèrent la troupe. Grimée et costumée en femme de soixante ans, Mme de Genlis parlait de son Voyage d’Italie, de sa Colombiade, de son ancienne beauté : d’Albaret-Voltaire contait mille anecdotes, récitait des vers, mimait tous les tics du grand homme et sa voix sépulcrale, de telle façon qu’on eût juré l’entendre en personne ; au besoin, sa partenaire l’eût soufflé, car elle avait, elle aussi, accompli le pèlerinage de Ferney raconté d’une manière fort piquante dans ses mémoires. On ne joua pas moins de cinq fois les Soupers de madame du Bocage, devant quarante à cinquante auditeurs charmés de ces atellanes intimes. M. d’Albaret fréquentait Mme de Montesson, et il la drapait sans scrupule, à la grande joie de Mme de Genlis, qui détestait la tantâtre dont elle croyait avoir beaucoup à se plaindre, et qu’elle a piétinée férocement dans ses livres. Elle prend des airs de bourgeoise parvenue, disait-il, et elle les prend tout naturellement, comme nous avalons le lait de la nourrice ; sa vie se passe en comédies domestiques pour séduire et retenir ce pauvre duc d’Orléans. Singulier parallélisme de ces deux existences de femmes : tout en s’exécrant, la nièce et la tante s’aidèrent mutuellement pour parvenir à leurs fins, Mme de Montesson allait épouser le premier prince du sang, la comtesse deviendra l’amie de son fils, et, afin de compléter l’enchevêtrement des liens, des situations, celle-ci mariera une de ses filles avec M. de Valence qui

  1. Par exemple à une soirée, chez Mme de La Massais, où les musiciens étaient payés, elle avait, sans qu’on le lui demandât, apporté sa harpe. « Elle s’établit au milieu de tout cela, régenta, parla, chanta, pérora, administra à chacun sa remontrance, et finalement eût fait marcher le concert tout à rebours, si Mme de Civry ne l’eût point tant lutinée et ne l’eût rappelée à son rôle positif. » (Mémoires de Mme d’Oberkirch.)