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s’amuser ainsi répond peut-être à un besoin intime de l’homme, celui de se gausser du prochain, ou du moins d’affirmer sur lui sa supériorité. Il y a là comme un ressouvenir des farces des Scapins aux Gérontes de Molière et Regnard. Pour arranger un petit théâtre au château de Genlis, le marquis avait mandé de Saint-Quentin un peintre décorateur, M. Tirmane, que sa crédulité vaniteuse désignait d’avance comme victime d’une jeunesse avide de distractions. On résolut de renouveler en sa faveur une partie des aventures de don Quichotte chez la duchesse, et tout d’abord on le fait dépouiller en plein jour, à cinq cents mètres du château, par le jardinier déguisé en voleur. Il revient en chemise, raconte piteusement l’aventure, et trois postillons, lancés à la poursuite du voleur, le ramènent chargé de chaînes. M. Tirmane a la joie profonde de l’entendre condamner à mort par M. de Genlis, assisté du bailli et du barbier ; mais la comtesse insinue au volé de demander la grâce du voleur, parce qu’un tel acte le couvrira de gloire. Il consent, se jette à genoux, et, avec l’emphase la plus comique, implore le pardon du criminel. Pénétrés d’admiration, les juges fondent en larmes, le relèvent et déclarent qu’il sera reçu grand-maître de l’ordre du jugement, qui confère la noblesse. La nuit suivante, notre homme, extasié de joie, fait la veillée des armes dans la cour du château, un fusil sur l’épaule, une lanterne sourde à la main, afin d’apprendre un catéchisme de chevalerie imaginé pour la circonstance ; le matin, on le plonge dans un bain froid, puis on le revêt d’un grand peignoir. Cependant, le châtelain avait prévenu ses amis, les colonels des régimens de Chartres et de Conti, alors en garnison près de Genlis ; ils arrivent à midi avec une centaine d’hommes à cheval, tandis que derrière eux se pressent les garçons du village, en vestes blanches avec des rubans couleur de rose. Pâle d’émotion, harassé de fatigue, le candidat est amené dans une grande salle où l’attend Mme de Genlis, sur un trône de feuillage et de fleurs, entourée des officiers qui tiennent leurs épées nues : il bredouille son catéchisme, et l’on attache à son peignoir, avec un ruban vert, une vieille médaille dorée du chancelier de Sillery, trouvée dans la bibliothèque du château. Puis la comtesse l’arma chevalier et lui offrit une lance énorme, un casque qui était un seau à rafraîchir le vin, recouvert de papier doré et orné de plumes, un autre peignoir magnifique tout surchargé de guirlandes d’œillets d’Inde. En cet accoutrement, il descend dans la cour, où l’accueillent mille cris de : « Vive le noble chevalier Tirmane ! » On dîna, on but à sa santé, on le conduisit à un bal champêtre, et, pour clore cette glorieuse journée, on l’obligea à juger plusieurs causes de paysans qui jouèrent très bien leurs rôles. Chose plus admirable encore, tous les initiés gardèrent