Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/656

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vieille princesse de Ligne, qu’un visage gras, luisant, orné de trois mentons en étage, faisait comparer à une chandelle qui coule, M. et Mme d’Egmont, Mlle de Sillery, le marquis de Souvré et sa famille, le marquis et la marquise de Genlis, le comte de Rochefort, lord Conway, et enfin le duc de Villars, personnage fardé, qui mettait dans sa bouche des petites balles de coton pour se renfler les joues, grand amateur de comédie, qu’il jouait on ne peut plus mal. On sait le mot de Voltaire, entendant son ami Cramer, auquel le duc avait donné des leçons de diction : « Dieu soit loué ! Enfin Cramer a dégorgé son duc ! » Une compagnie si nombreuse, réunie dans un château de province, ne laisse pas de jeter un trait de lumière sur la magnificence hospitalière des grandes existences d’autrefois.

Musique, lecture, danse, équitation, chasse à courre, comédie, cuisine, Mme de Genlis mène de front le plaisir et l’étude. A Genlis elle fait de la médecine, apprend à saigner et panser, et comme elle donne trente sous aux paysans qui se font saigner, le nombre de ses cliens augmente si prodigieusement qu’elle finit par y renoncer. Un jour elle assiste avec l’intendant de Soissons, Lepelletier de Morfontaine, au couronnement de la Rosière de Salency, dont elle tirera l’idée d’une de ses pièces : plus tard elle soutint les rosières de Salency dans un procès assez étrange contre leur seigneur, qui refusait de donner la main à l’élue pour la conduire à l’église, selon l’antique usage, de lui fournir aussi la couronne de roses et le cordon bleu, en souvenir de celui que Louis XIII, étant à Varennes, près de Salency, envoya par son capitaine des gardes. Un soir, faisant le tour du village avec son frère, l’idée leur prend de frapper contre les vitres des auberges, en criant : « Bonnes gens, vendez-vous du sacré chien ? » Et, après ce bel exploit, ils se réfugiaient au plus vite dans une petite ruelle obscure, tandis que, planté sur le pas de la porte, le cabaretier maugréait, menaçait de son gourdin les polissons. Son mari aimait comme elle la mystification : on sait quelle vogue ce système de facéties conquit, à la fin du siècle dernier, et dans celui-ci il y eut des mystificateurs comme Musson, Henri Monnier, qui atteignirent au sublime du genre. C’est une sorte de bouffonnerie improvisée, nullement asservie aux règles de la scène où, de l’assentiment et parfois avec la complicité des assistans, quelque joyeux compère se divertit aux dépens d’une personne candide, et, par ses déguisemens, par ses inventions, l’entraîne dans de plaisans quiproquos. Elle est au véritable esprit ce que la parade est à la comédie, le calembour aux maximes de La Rochefoucauld ; c’est de la gaîté à gros grains, que ne dédaignent pas toujours les raffinés, parce qu’elle les repose des conversations quintessenciées, parce que