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II

Mlle du Crest avait déjà refusé plusieurs prétendans, entre autres un vieux baron d’Andlau qui, ne parvenant pas à l’éblouir par l’exhibition de ses parchemins, se rabattit sur sa mère ; mais sa vanité ne pouvait s’accommoder que d’un homme de cour, et, comme un grain de romanesque devait se mêler à chaque événement de sa vie, Charles Brûlard, comte de Genlis, capitaine de vaisseau, s’éprit d’elle en voyant son portrait, en lisant les lettres qu’elle écrivait à son père. Le marquis de Puisieux, ancien ministre des affaires étrangères, oncle de M. de Genlis et chef de la famille, avait préparé un riche mariage auquel son neveu semblait se prêter : on n’osa pas le heurter de front, et on se maria secrètement. Aussi bien les mariages secrets étaient-ils fort à la mode autrefois ; le comte de Toulouse avec Mme de Gondrin, la duchesse de Bourbon avec le comte de Lassay, le duc de Sully avec la comtesse de Vaux, la marquise de Lambert avec M. de Sainte-Aulaire, avaient fourni des exemples que les considérations de famille, de société, le despotisme de certains parens, incitaient à suivre. Pour apaiser la colère de M. et de Mme de Puisieux, la jeune comtesse mit en œuvre la grâce de ses talens, la séduction de sa jeunesse doublée d’une complaisance infinie. Entre temps, et pendant une absence de son mari elle passe quatre mois fort agréables au couvent d’Origny (le couvent était alors pour la femme la maison de salut et d’éducation, l’hôtel garni, l’asile décent, le refuge, quelquefois aussi une prison), donnant des bals aux pensionnaires, jouant de la harpe, courant les corridors à minuit, habillée en diable, avec des cornes sur la tête et le visage barbouillé, entrant chez les vieilles religieuses bien sourdes, et leur mettant du rouge avec des mouches. Puis elle écrit les Réflexions d’une mère de vingt ans, bien qu’elle en ait à peine dix-neuf. Enfin elle est invitée à Sillery, désarme les préventions des Puisieux, qui se mettent à l’aimer à la folie, et leur devient indispensable ; elle y règne, comme elle régnait à Genlis, chez son beau-frère le marquis de Genlis, ce séduisant débauché qu’on eût pu, dit Tilly, opposer, dans la chaire du vice, aux plus grands prédicateurs : il aurait fait haïr la vertu. Heureux privilège de cette fleur de jeunesse qui emporte les plus moroses dans son rayonnement, et n’a pas encore eu le temps d’exciter l’envie ! Elle trouve à Sillery une société très distinguée, qu’elle anime de sa gaîté, et met en branle par des fêtes de son invention : Mmes de Louvois, de Sailly, de Saint-Chamant, M. de La Roche-Aymon, archevêque de Reims et son coadjuteur M. de Talleyrand, le duc d’Aumont, le maréchal et la maréchale d’Étrée, M. Damécourt, la