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ruine de M. du Crest, Félicité développe ses talens naturels, devient une infatigable travailleuse et suffit à tout, grâce à une activité méthodique qui tire parti des heures et des quarts d’heure. Ce n’est pas en vain qu’elle a entendu dire que d’Aguesseau avait composé quatre volumes in-quarto, rien qu’en utilisant tous les jours les douze ou quinze minutes que Mme d’Aguesseau mettait à se rendre à la salle à manger, depuis l’annonce du dîner. Jusqu’à son mariage elle mènera l’existence un peu précaire des personnes de condition qui paient leur écot en amabilité ou en esprit. Dans ces pactes tacites de la société, ce sont elles qui quelquefois ont le beau rôle, et leur reprocher un peu de manège, lorsqu’elles sont tenues d’y recourir, c’est en quelque sorte leur dénier la condition même de la réussite : leur dignité n’y gagne point, mais elle ne s’y perd pas toujours. Si tous les obligés n’ont pas la pudeur de la reconnaissance, tous les bienfaiteurs ne connaissent pas la grâce du procédé, et cette fleur de délicatesse qui en double le prix. Pour un Jean-Jacques qui ne supporte point les bontés les plus exquises, combien de parvenus d’âme ou de hasard, comme ce Bouret montrant à ses familiers, tandis qu’ils dissertent sur l’amitié, le petit chien qui lui lèche les pieds, et prononçant durement : « Voilà le véritable ami ! » Aux paroles malheureuses qui déchaînent les guerres, les révolutions, il serait curieux d’ajouter celles qui sèment l’ingratitude.

Ainsi donc, Mme du Crest et sa fille sont un peu partout, chez leur tante de Bellevau, chez Mme de La Reynière (la meilleure auberge des gens de qualité), ou le fermier-général La Popelinière. Dans sa magnifique résidence de Passy, celui-ci offre à ses invités mille plaisirs qui font de ce séjour un perpétuel enchantement. Il a à ses gages le meilleur concert de l’époque, loge les artistes qui, sous la direction de Gossec et de Gaiffre, répètent le matin les morceaux qu’ils vont exécuter le soir. — Deshayes, maître de ballets de la Comédie italienne, règle les divertissemens ; Rameau y compose ses opéras, chanteurs, comédiens, danseuses descendent en masse à Passy, remplissant la ménagerie du bruit de leurs talens. Le seul point noir à cet horizon de rose, c’est que, sur le théâtre du Sultan[1], on joue seulement des pièces de sa façon, pièces

  1. Naturellement, les mauvaises langues prétendirent qu’il les écrivait sous la dictée de ses secrétaires ou de ses teinturiers. De même pour Mme de Montesson, la sœur utérine de Mme du Crest, qui, dit-on, se gardait bien de jouer toute-seule de la harpe, mais se plaçait toujours entre ses maîtres MM. Nollet et Danyau, et tandis qu’ils s’évertuaient, elle se tirait d’affaire au moyen de la pantomime, avec des airs de physionomie chromatique et des regards de sainte Cécile amoureuse. Tout arrive et tout se répète : je sais un musicien de beaucoup d’esprit qui, dans sa prime jeunesse, fut conduit un soir à l’Abbaye-aux-Bois ; on le fit entrer mystérieusement dans une petite pièce à côté d’un grand salon, il joua, et, après chaque morceau, les invités applaudissaient avec enthousiasme… Mme Récamier.