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espéré de la métaphysique. En la maudissant, il l’aimait encore ; ce métaphysicien tombé se souvenait des cieux où il avait « remué les bras et cru voler. » La démonstration qu’il s’est faite de l’impuissance de sa raison et de la raison ne supprime pas « ce fonds insatiable de curiosité qui est en nous. » Il ne se résigne pas à ne pas savoir, à ne pas comprendre, à flotter dans l’incertitude du vide : « Je cherche un objet où fixer mon esprit. Si vous en savez, je vous prie de m’en indiquer un qui soit exempt de toute contradiction. »

A présent donc, c’est le scepticisme : scepticisme en métaphysique, scepticisme même en physique, même en mathématiques. Les savans et les philosophes qui affirment, Newton, Leibniz, Wolf, sont remplacés dans le conseil intellectuel du prince par Voltaire et par Locke, « le libérateur des préjugés, » et par Bayle, « le sceptique prudent, le critique profond, le dialecticien invincible, qui a examiné tous les rêves des anciens et des modernes, et, comme le Bellérophon de la fable, réduit à néant les chimères nées du cerveau des philosophes. »

Cependant quelques opinions ont survécu à la crise, mais modifiées par elle. Frédéric croit en Dieu toujours, mais il avoue que l’existence de Dieu n’est pas démontrable et que les mots par lesquels nous exprimons ses attributs ne sont pas intelligibles. Il se perd dans le mystère des relations initiales de Dieu et de l’univers et ne peut les définir, parce qu’il ne sait ce que c’est qu’être éternel et n’entend pas ce mot quand il le prononce. Il semblait qu’il dût être amené par la logique de ses opinions à nier la personnalité de Dieu et à la confondre dans l’univers, car, après que se fut évanoui son fantôme d’être simple, il était revenu à la croyance que ce que nous appelons notre âme n’est que notre matière qui pense ; dès lors, pourquoi n’admettait-il pas que Dieu est la pensée de l’univers ! Parce qu’il était trop un intellectuel pour ne pas croire à l’Intelligence existant par elle-même, et parce que ce génie de l’organisation et du commandement, qu’il sentait en lui, il les voulait retrouver dans un Être organisateur et gouverneur du monde. Mais cette intelligence distincte de l’organisme universel, Frédéric n’en avait l’idée que par son intelligence à lui, qu’il croyait être la résultante de son organisme. Il y avait donc une contradiction entre son idée de l’âme et son idée de Dieu ; il la sentait, et je crois bien que, par momens, la croyance en Dieu s’obscurcissait en lui et qu’alors il doutait, comme il fera plus tard, quand il dira : « Je ne connais pas s’il y a un Dieu, » ou quand il proposera aux hommes cette prière : « O Dieu, s’il y en a un, aie pitié de mon âme, si j’en ai une ! » Mais douter en cette