Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/648

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

huit ou neuf ans, et l’on voyait dans un coin de la cabane un jeune agneau blanc qui était attaché par un vieux ruban rose à la branche d’un arbre. La baronne avait pour son compte une pelisse de satin gris garnie de fourrure, un bonnet à papillons sous une coiffe noire, un pied de rouge, un grand éventail de la Chine et les pieds sur un manchon. Je crois aussi me souvenir qu’elle avait sur la tempe un de ces grands emplâtres sympathiques en taffetas gommé qu’on faisait border avec des pointes d’acier ou de petits grenats, et qui, de toutes les modes de la Régence, était sans contredit la plus extravagante. — Est-il possible que vous couchiez ici ? m’écriai-je. — Mais pourquoi donc pas ? On est toujours dans l’innocence et la paix, l’abondance et la perfection sous la feuillée ; vous avez un défaut que j’ai bien de la peine à vous pardonner, c’est que vous n’aimez pas assez l’églogue et la bucolique. »

Que Félicité ait témoigné beaucoup de tendresse, peu de confiance à une pareille mère, que celle-ci l’ait laissée croître en libre grâce, livrée d’abord à des femmes de chambre qui remplissent sa mémoire d’histoires de revenans, puis à une gouvernante qui du moins ne contraria point ses dons primesautiers, rien de plus naturel. Par exemple, on ne lui ménage pas les hochets de la vanité : arts d’agrément, comédie de société, danse, musique forment le fond même de son éducation. A six ans, on l’amène à Paris, où elle est baptisée solennellement ; Bouret, le fameux traitant, fut son parrain. Elle s’habitue à porter un corps de baleine, des souliers étroits qui la serrent affreusement, un panier, et pour dissiper son air provincial, un collier de fer ; il faut aussi apprendre à marcher selon les rites de la bonne compagnie, avec défense de courir, de sauter et de questionner : elle ne reprit sa belle humeur que lorsqu’on la conduisit à l’Opéra. Après quoi, elle va à Lyon, et la voilà reçue chanoinesse noble du chapitre d’Alix, avec le titre imposant de comtesse de Lancy (son père était seigneur de la ville de Bourbon-Lancy). L’abbesse la comblait de bonbons, ce qui lui donna une grande vocation pour l’état de chanoinesse. Le jour de la cérémonie, sa cousine et elle, vêtues de blanc, font une entrée solennelle dans l’église du chapitre où se trouvent déjà les dames, habillées comme dans le monde, mais avec des robes de soie noire sur des paniers, et de grands manteaux doublés d’hermine. Un prêtre coupe une petite mèche de cheveux de la postulante, passe au doigt l’anneau d’or bénit, attache sur la tête un petit morceau d’étoffe blanc et noir, long comme le doigt, que les chanoinesses appelaient un mari, attache les insignes de l’ordre : cordon rouge, belle croix émaillée, ceinture de large ruban noir moiré. Et quel règlement commode ! Liberté de prononcer ou de ne point prononcer les vœux à l’âge prescrit ; quand on n’en prononce