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réfugie chez les sauvages, apprend leur langue, subit l’opération du tatouage, devient leur chef, fait la guerre aux Espagnols et négocie avec eux en latin. Puis il passe à leur service, se marie richement, finit par être nommé gouverneur de la Louisiane, et, de retour en France, raconte ses aventures à sa petite-fille émerveillée. Quant à l’autre, une fille, elle est, dès l’âge le plus tendre, reléguée au couvent, où, deux fois l’an, elle écoute, transformée en statue et ne recouvrant qu’après les fonctions de la vie, les sermons maternels sur les dangers du monde et les douceurs du cloître. A quatorze ans, Mme de La Haie lui fait prendre le voile ; à seize ans, elle exige que sa fille prononce ses vœux, mais, le jour de la cérémonie venu, celle-ci déclare qu’à l’église, si on l’y traîne, elle dira : non. Il fallut céder : on la laissa au couvent, où la vit par hasard M. du Crest qui l’aima, la demanda en mariage : après de longs refus, cette étrange mère consentit, mais ne lui donna ni légitime, ni trousseau, ni présens ; l’épousée n’eut qu’un chapel de roses, comme disent nos vieux juristes ; et, plus tard, on trouva encore le moyen de la frustrer de la majeure partie du bien qui lui revenait de son père.

M. et Mme du Crest avaient l’esprit orné, peu de jugement, des goûts de dépenses qui eussent englouti les fortunes les plus solides : de leur marquisat de Saint-Aubin-sur-Loir, ils avaient engagé tous les droits utiles et ne conservaient que « l’encens et les prières nominales qui ne leur profitaient pas à grand’chose, le pain bénit qui ne les rassasiait guère. » L’éducation de la duchesse de Choiseul s’était réduite à cet unique précepte : ma fille, n’ayez pas de goûts ! Celle que Félicité reçut de son père fut à peu près aussi sommaire : il voulut seulement faire d’elle une femme forte, et, pour l’habituer à surmonter ses petites antipathies, il lui ordonnait de prendre avec ses doigts des araignées, des crapauds ; elle détestait les souris et dut en élever une. Quant à Mme du Crest, l’auteur des mémoires apocryphes de la marquise de Créqui[1] raconte un trait impayable qui donne la mesure de ce caractère fantasque : « Elle était revenue dans son domaine engagé pour y prendre les eaux minérales, et, pour le moment, elle s’appelait Mme la baronne d’Andelot. Nous la trouvâmes établie au coin d’un bois, sous un grand arbre, où elle s’était fait construire une hutte de feuillage. Elle était assise sur un siège de mousse et de fougère ; elle y mangeait sa soupe dans une grande coquille avec une petite cuiller de bois ; la bergère qui la servait était une Bourbonichonne de

  1. M. de Courchamp était l’ami de Mme de Genlis, et l’on peut croire qu’il tient d’elle cette anecdote.