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grand artiste ? N’est-ce rien enfin d’avoir été La Fayette, Lambert, Lespinasse, Tencin, d’Épinay, d’avoir peint les passions humaines, son époque, dans des lettres, des romans, des mémoires ? Ce sont là, dira-t-on, des genres subalternes. S’il en est ainsi, admettons du moins que les femmes y peuvent réussir, et attendons patiemment qu’elles aient leur Sainte-Beuve, leur Racine, leur Augustin Thierry, leur Descartes.


I

La femme qu’on voudrait présenter aujourd’hui au lecteur n’avait point de génie littéraire, mais elle montra une réelle supériorité dans ses Mémoires, et d’autres titres la désignent à la curiosité. Quand on a traversé les règnes de Louis XV et Louis XVI, la Révolution, l’Empire, la Restauration, éprouvé les fortunes les plus diverses, cultivé tous les arts, écrit quatre-vingt-quatre volumes, romans, livres d’histoire, d’éducation, de théologie, de polémique, quand on a suscité des haines furieuses, inspiré des admirations passionnées, élevé cinq princes et princesses du sang, on a pu collectionner un riche trésor d’observations, raconter… ou taire bien des choses. Taire ses idées, ce n’est pas le propre de Mme de Genlis, mais plutôt, obéissant à la loi de sa nature personnelle ou héréditaire, elle leur donne un vêtement romanesque, et comme Mme de Staal-Delaunay, prend soin de ne se peindre qu’en buste ; il est vrai qu’elle réserva pour ses ennemis les portraits de la ceinture aux pieds.

Un père original, une mère extravagante, une éducation invraisemblable, en faut-il davantage pour expliquer les inconséquences de cette femme remarquable ? L’histoire de cette famille est un perpétuel roman. On sait que, jusqu’à Jean-Jacques, c’était une mode assez répandue dans les grandes maisons de peu s’occuper des enfans : les laisser plusieurs années en nourrice, les confier ensuite à des subalternes ou les envoyer au couvent, au collège ; deux entrevues quotidiennes, en cérémonie, où la fillette aura bien soin d’embrasser sa mère sous le menton pour ne pas effacer son rouge ; le respect de l’amour filial poussé jusqu’au tremblement, de tels erremens semblaient naturels à des personnes élevées elles-mêmes de la sorte, absorbées par les charges à la cour, à l’armée, considérant le mariage et ses accessoires comme une institution sociale indispensable pour perpétuer la race plutôt que comme un ressort de bonheur. Dans la famille de notre héroïne, l’abus prend des proportions presque monstrueuses : sa grand’mère, Mme de La Haie, à peine remariée, voit avec horreur les enfans de son premier mariage, envoie l’un, comme mauvais sujet, en Amérique ; il se