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d’ostracisme, chassé les femmes de la république des lettres. Ne leur objectez pas qu’ils s’érigent juges et parties, ne leur rappelez pas le mot d’une femme d’autrefois : « On voit bien, à la manière dont nous avons été traitées, que Dieu est un homme ! » Gardez-vous de leur montrer ce sexe tenu en tutelle, presque en esclavage pendant des milliers d’années, à peine affranchi depuis quelques siècles, son intelligence comprimée par des lois masculines, le problème ravalé à une question de force musculaire, des préjugés tenaces formés par la lente prescription du temps, par l’alluvion insensible des rites, des codes et des habitudes. Les choses sont ainsi, parce qu’elles doivent être telles : les femmes n’ont jamais fait, ne feront jamais les Provinciales, le Roi Lear, la Vénus de Milo, Notre-Dame. Les plus logiques les enferment dans ce dilemme brutal : ménagères ou courtisanes ; d’autres leur concèdent le charme de la vie sociale, l’amour, le dévoûment, l’abnégation ; mais qu’elles n’écrivent point, qu’elles ne peignent point, qu’elles ne sculptent point ; puisqu’elles ont une fibre de moins dans le cerveau, elles demeurent fatalement vouées à la médiocrité dès qu’elles franchissent leur sphère d’action légitime : et qui ne sait que médiocrité prétentieuse est pire qu’ignorance modeste ?

Le consentement universel ? Mais ce consentement n’est-il pas la voix des hommes eux-mêmes, intéressés peut-être à empêcher la concurrence, à prévenir des rivalités de talent ? L’expérience du passé ? Mais, pour avoir débuté tardivement, les femmes ont protesté d’une manière éclatante contre les dédains de leurs détracteurs ; et Mme de Sévigné, Mme de Staël, George Sand, Rosa Bonheur, George Eliot, témoignent assez clairement des aptitudes de leur sexe ; d’ailleurs, le même argument eût pu jadis se retourner contre les esclaves, les serfs, contre tout progrès accompli. Le véritable danger de cet envahissement des fonctions auxquelles les hommes paraissaient appelés de droit divin en quelque sorte, ce serait le relâchement des liens de famille, le foyer conjugal déserté, l’enfant négligé par la mère, celle-ci courant après le superflu, oubliant le nécessaire, ce qui est son domaine propre, son bonheur, sa vraie gloire. Seulement, l’ambition de l’art, des métiers virils ne sera jamais que le fait d’une élite, et la force des choses, l’éternelle loi d’ironie, rétabliront toujours l’équilibre en remettant chacun à sa place. Mais n’est-ce rien que des femmes aient excellé dans la politique, qui est une science, un instinct et un art à la fois ? N’est-ce rien qu’un si grand nombre aient déployé un véritable génie dans le gouvernement de ces salons où elles ont inspiré, sinon dicté tant de beaux ouvrages ? N’est-ce rien d’avoir fait passer leurs âmes dans celles de leurs enfans, d’avoir écrit avec leurs veilles, avec leur santé, ce chef-d’œuvre : un grand homme, un