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sur un terrain où il ne peut poser le pied, au milieu de gens dont il ne comprend pas la langue. Après cette déclaration catégorique, il donne à entendre au prince qu’il aime mieux parler d’autre chose.

De l’être simple, Frédéric ne reparla plus jamais à Voltaire. Il avait plaidé de son mieux, le plus longtemps possible, la cause de Wolf et de la métaphysique, et certainement, à la fin, il se montrait beaucoup plus convaincu qu’il n’était en réalité de la bonté de la cause ; déjà il confessait à d’autres ses doutes et parlait de la métaphysique du ton dont en parlait Voltaire. Dans sa correspondance avec Suhm, qui est alors à Pétersbourg, il est encore question de philosophie et de Wolf, mais avec quelle irrévérence ! Le bon Diaphane négociait péniblement un emprunt pour le prince, qui lui promettait un pot de vin dans l’affaire et lui recommandait de procéder « avec la sagesse et la méthode de Wolf. » Lorsque la désillusion de Frédéric fut complète et qu’avec la métaphysique il eut arrêté ses comptes comme avec la religion, il exprima l’amertume de sa déception. Il est aussi dur pour les faiseurs de systèmes que pour les fondateurs de religions. Voulez-vous faire un système ? dit-il. Donnez-nous de votre mérite une haute idée d’où naîtra le sentiment de votre infaillibilité ; commencez par croire aveuglément ce que vous voulez prouver ; cherchez des raisons pour y donner un air de vraisemblance ; annoncez votre philosophie comme la découverte la plus rare et la plus utile au genre humain, alors même que cette découverte ne consiste qu’en la composition d’un nouveau mot plus barbare qu’aucun de ceux qui ont paru, et que votre système disparaîtra, si vous le dépouillez de l’appareil des termes, comme un décor tombe, emportant avec lui les prestiges de l’illusion. Voilà ce que c’est que faire une philosophie, mais, étudier la philosophie, voici ce que c’est : se former une notion vague de certaines vérités, prononcer des sons que l’on appelle des termes scientifiques, croire qu’on les comprend, quand ils n’offrent à l’esprit que des images confuses et embrouillées, et méditer profondément sur des effets dont les causes demeurent inconnues ou cachées.

En cette satire où tous les mots sont choisis pour porter et portent en effet, où je regrette seulement l’accusation de mauvaise foi quand il n’aurait fallu parler que de l’inconsciente duperie consentie par nous pour nous donner l’illusion de quelque certitude enfin obtenue ; en cette diatribe où la vanité de cette illusion, la jonglerie de nos à-peu-près, le mensonge inavoué, le mensonge du fond, sont découverts et jetés à la lumière, on sent comme le dépit d’un amant trompé. Si peu qu’il ait espéré, Frédéric avait