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c’est-à-dire comme un objet auquel s’appliquent des règles et des nécessités tout à fait différentes. Dire avec certitude quel sera l’effet produit, dans les salons de l’Hôtel de Ville de Paris, par les deux toiles de M. Aimé Morot et de M. Benjamin Constant me semblerait, pour mon compte, assez téméraire. Celle de M. Morot, la Danse à travers les âges (quel titre pédantesque pour un décor de fête ! ) est composée avec esprit, dessinée avec prestesse, échantillonnée avec éclat. Trois groupes principaux de danseurs s’y superposent, symbolisant des époques diverses ; en bas, un marquis Louis XV, pimpant et poudré, et sa marquise en falbalas ; au milieu, un seigneur Louis XIII, en pourpoint court et canons brodés, avec une infante en vertugadin de brocart ; en haut, dans un salon éclairé au gaz, des invités modernes de la municipalité, en habits noirs et robes décolletées. Les premiers balancent un menuet, les seconds glissent une pavane, les troisièmes tourbillonnent une valse, étages les uns au-dessus des autres, séparés par des flocons de nuages. Tous nous apparaissent comme des personnages très palpables, très réels, trop réels pour des figures en l’air, surtout s’il y a lieu de craindre pour le passant de se les voir tomber sur la tête. Or, des trois groupes, à vrai dire, il n’y en a qu’un, celui du raffiné et de l’infante, qui semble prendre au sérieux cette singulière apothéose et garder l’équilibre dans son mouvement ascensionnel. Les modernes, ceux d’en haut, ne font aucune concession à la perspective linéaire, et les Pompadour, ceux d’en bas, s’arrangent déjà pour opérer leur chute, les pieds en l’air. Est-ce notre œil qui nous trompe ? Cela peut être, et nous le souhaitons. Cela prouve, néanmoins, qu’à cause d’un placement mauvais, nous sommes tous obligés de suspendre, sur un point très important, notre jugement à propos d’une œuvre intéressante.

Vis-à-vis de la grande toile, safranée et soufrée, de M. Benjamin Constant, qui éclate, comme une fusée tapageuse, au fond du salon d’entrée, refoulant dans une ombre attristée, sous le rayonnement impitoyable de ses feux jaunes et bleuâtres, tout ce qui l’approche et l’environne, notre embarras est bien plus grand encore. Il a fallu de fortes raisons, sans doute, pour qu’un artiste en pleine maturité, tel que M. Benjamin Constant, un peintre de tempérament, doué de qualités viriles, personnelles, souvent affirmées, ami déclaré du soleil, des couleurs franches, des beaux coups de brosse, oubliât, de gaîté de cœur, ce qu’il sait et ce qu’il aime, pour se précipiter en une aventure aussi étrange. Cette forte raison, paraît-il, c’est la destination même du plafond, qui, placé dans une salle de fêtes, y doit jouer son rôle effectif, non pas de jour, mais le soir, et qui, par conséquent, doit être armé de colorations assez vives pour lutter contre le vif éclat des lumières artificielles, de même