Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/614

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Plus l’artiste sera habile à manier les formes que lui fournit l’étude de la nature, plus il sera savant à accorder et varier les couleurs dont il dispose, plus il sera apte à exprimer ce qu’il sent, pense et conçoit : la science ne donne pas le génie, mais, à un certain degré de civilisation, elle lui est toujours nécessaire.

Ces vérités élémentaires sont pourtant de celles qu’un esprit singulier d’indiscipline vaniteuse et d’ignorance infatuée semble mettre en question, depuis quelque temps, dans certains ateliers. Hier, c’était pour la science du dessin et celle de la composition, sciences démodées et inutiles, qu’on affichait le dédain et la haine ; aujourd’hui, cette indifférence et ce mépris s’appliquent, en outre, à ce qu’il y a de plus matériel dans la peinture, au métier lui-même, à l’éclat des couleurs et à leur usage expressif. Ces théories lamentables, qui favorisent l’impuissance des uns et la paresse des autres, ne manquent pas de rencontrer, comme tous les paradoxes, des défenseurs spirituels qui amusent la galerie, et, comme tout est de mode dans notre pays, il ne manque pas d’honnêtes gens qui croient se mettre à la mode en applaudissant tous les peintres qui ne peignent pas et tous les dessinateurs qui ne dessinent pas. C’est le système anarchiste et nihiliste appliqué à l’art, comme il l’est déjà à la littérature, et peut-être n’est-il que temps pour les artistes qui veulent vivre de résister et de se défendre. Les conséquences de ce gâchis sont d’ailleurs déjà assez visibles pour que la honte et l’effroi puissent en faire sortir ceux qui y sont tombés par faiblesse ou erreur. Les délayages informes qui nagent de tous côtés, aux Champs-Elysées, et plus encore au Champ de Mars, comme des épaves flottantes, dans des cadres prétentieux dont la riche dorure ne fait que mieux apparaître le vide, ont de quoi dégoûter les yeux les plus indulgens. La dernière génération de nos peintres, celle qui a débuté après 1870, troublée dans sa marche par ce désordre général, n’a point, sauf de rares exceptions, donné ce qu’on pouvait attendre d’elle. Les plus brillantes aurores n’y ont point eu de midis, et c’est à ses devancières, à ce qui restait des hommes de 1830 à 1865, qu’a été due encore la grande victoire de 1889. La génération actuelle, celle qui, depuis quelques années, cherche à se reconnaître, est plus troublée encore ; on le serait à moins. Après lui avoir prêché le naturalisme sous ses formes les plus rudimentaires et les plus grossières, voilà-t-il pas qu’on se met à lui prêcher l’idéalisme sous ses formes les plus puériles et les plus conventionnelles ! Et cependant que de bonne volonté, que d’ardeur au travail, que de force productive, de tous côtés, dans cette école inquiète qui a si grande envie de vivre et qu’on veut