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pas mieux fait ; l’art de bien dire, de reproduire des conversations, de dramatiser des incidens, de changer le récit en dialogue, art non moins ignoré des Anglo-Saxons, lui est naturel ; c’est sa manière propre de comprendre et de traduire les réalités ; son œuvre, comme celle du grand fabuliste français, est « une ample comédie. » La Fontaine se laisse couper la parole par ses animaux, et Chaucer par ses personnages. Les pèlerins de Cantorbéry sont bruyans, bavards, tumultueux, prompts aux ripostes, féconds en idées ingénieuses, en exemples appropriés, en traits d’esprit qui partent comme des flèches et clouent l’adversaire au mur. L’hôtelier de Chaucer est à lui seul toute une hôtellerie, où les idées vont, viennent, s’attablent pour un instant et disparaissent au bruit des rires et des verres entrechoqués ; sa commère de Bath récite des monologues qui sont des drames à plusieurs personnages. Elle met en scène ses maris, leur donne la parole et la leur ôte, et se la donne et retire à elle-même.

Chaucer emprunte ses récits aux Italiens, aux Français, aux anciens, aux « gentils Bretons, » rien aux Germains. Les origines germaniques ont été si bien fondues et effacées, on a tant marché sur la dalle sous laquelle dort la vieille littérature, que Chaucer ignore cette partie du passé national. L’inscription est usée, et nul ne peut plus la lire. Il est familier avec Cressida, Cypris et la fée Morgane ; mais Thor et Odin lui sont inconnus. Quelque chose pourtant lui reste, et sans cela, il n’eût pas été un vrai Anglais : le goût de ces retours mélancoliques sur soi et sur le problème de la vie, le goût des profonds pensers qui, de tout temps, fut la caractéristique des Anglo-Saxons, et qui est demeuré un des traits marquans du génie britannique. Chaucer traduit et arrange à sa fantaisie l’histoire de l’amoureux Troïlus et de la changeante Cressida. Pierre de Beauvau, sénéchal d’Anjou, la traduit en français vers la même époque. Tous deux terminent par des réflexions marquant le souvenir dernier qu’ils veulent laisser au lecteur. Chez l’Anglais, ce sont des règles de bonne conduite, une moralité, des conseils pratiques, comme on en trouve une surabondance et tout un fourmillement dans la littérature d’outre-Manche, et jusqu’à nos jours, dans Defoe, Richardson, Fielding même, dans Dickens, George Eliot et Thackeray. Pierre de Beauvau ne change presque rien à son modèle, dont les pensées, trop mondaines pour une conclusion anglaise, lui suffisent et le satisfont : « Vous ne croirez pas légièrement, dit-il, à toutes celles qui vous donneront aureilles. Jeunes femmes sont volontarieuses et amiables et se mirent en leur beauté, et se tiennent fières et orgueilleuses entre leurs amans pour la vaine gloire de leur jeunesse ; lesquelles combien que elles soient