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Æthelberth et célèbre la messe dans la vieille église romaine de Saint-Martin de Cantorbéry. Les nouveaux fidèles comprennent la religion du Christ comme ils avaient compris celle du dieu Thor. La distance de l’homme à la divinité était courte aux temps païens ; le dieu avait ses passions et ses aventures, il était intrépide et se battait encore mieux que ses partisans. Longtemps, par une inconséquence naturelle, les néophytes continuent à chercher près d’eux le dieu humain qui venait de se perdre dans l’immensité ; ils s’adressent à lui comme jadis aux héros divinisés qui devaient comprendre leurs misères pour les avoir partagées. Longtemps il y eut des croyances cumulées. On avait foi au Christ, mais on avait peur encore d’Odin et on l’apaisait secrètement par des sacrifices ; les rois sont obligés de publier des ordonnances pour défendre de croire aux anciens dieux, qu’ils appellent « les démons, » et cela n’empêche pas les moines qui rédigent la chronique anglo-saxonne de faire remonter uniformément à Odin la généalogie de leurs princes : si ce n’est plus les diviniser, c’est encore les anoblir.

« Que votre obéissance soit raisonnable, » avait dit saint Paul. Celle des Anglo-Saxons ne l’est pas. Tout au contraire, ils croient par obéissance, militairement. A la suite du prince, tous ses sujets se convertissent ; le prince apostasie, toute la nation apostasie. Leurs poètes, décrivent les saints de l’Évangile, et on croirait voir les compagnons de Beowulf : — « Ha ! nous avons ouï parler aux jours d’autrefois de douze héros glorieux sous les étoiles. » — Ces « guerriers » sont les douze apôtres. L’un d’eux, saint André, arrive dans un pays sauvage ; il ne s’agit pas d’un désert asiatique ni des solitudes de l’Achaïe : ce pourrait être la demeure de Grendel. « Alors le saint se trouva dans l’ombre des ténèbres, guerrier au fier courage, pendant la durée de la nuit, assiégé par ses pensées. La neige enserrait la terre sous son linceul hivernal ; les tempêtes glacées s’abattaient en averse de grêle. La glace et le givre, — blancs lutteurs, — tenaient closes les demeures des hommes, le lieu de leur habitation ; les champs gelés disparaissaient sous les glaces ; la force de l’eau était arrêtée ; au-dessus des rivières la glace faisait un pont, un pâle chemin aquatique. »

Le génie des habitans reste le même dans toute la période. A leurs enthousiasmes excessifs succèdent des momens d’abattement complet ; leurs orgies sont suivies de désespoirs ; ils sacrifient dans la bataille leur vie sans un froncement de sourcils et pourtant, à l’état de repos, la pensée de la mort les harcèle cruellement. Ils sont, comme le dit Cynewulf de Saint-André, comme le dira Milton de lui-même, presque dans les mêmes termes, « assiégés par leurs pensées. » Leur ancienne religion nationale prévoyait la fin du monde et de tout, et des dieux mêmes. Écoutez parler