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réplique par un discours qui peut se résumer en quatre mots : menteur ! ivrogne ! lâche ! assassin ! Pour les guerriers assemblés, ce n’est nullement dépasser la mesure ; ils ne s’indignent pas, ils rient. Ainsi, d’ailleurs, se passaient les choses, comme on a vu, à la table même des dieux.

L’idéal du bonheur correspond à cet idéal de l’homme. Il consiste à bien boire et à bien manger après s’être bien battu, à posséder beaucoup de bracelets avec de belles armes, à entendre des récits avec de la musique et à dormir après. Tel est le sort des compagnons de Hrothgar qui « ignoraient le chagrin, les misères des hommes et le malheur. » Tout ce qui est tendresse, tout ce qui excite le plus notre sensibilité est regardé comme puéril et reste sans écho : — « Il vaut mieux venger son ami que de pleurer sa mort, » dit Beowulf, fort différent de Roland, le héros de France :


Le comt’ Roland, quand il voit morts ses pairs
Et Olivier qu’il tant pouvoit aimer,
Tendreur en eut, commença à pleurer,
En son visag’ fut moult décoloré.


Les descriptions de la nature, dans les poèmes anglo-saxons, sont appropriées à ces personnages. Les rudes paysages du Nord plaisent à leurs âmes, et la bise, le givre, la grêle et les glaces, le hurlement des tempêtes et des vagues déchaînées reviennent aussi souvent dans cette littérature que le soleil, les orangers et les fleurs chez les peuples familiers avec ces exquises merveilles. Toutes leurs descriptions sont courtes, sauf lorsqu’il s’agit des frimas. Les poètes anglo-saxons s’y arrêtent et s’y complaisent ; leur langue se délie. Dans Beowulf, la plus longue description, la plus vraie, est celle de la demeure des monstres : « Ils habitent une terre sauvage où rôdent les loups, des lagunes balayées par le vent, des marais dangereux où l’eau des montagnes enveloppées de brouillards tombe des rochers et s’enfonce dans la terre. Près d’ici, à mille pas, se trouve le lac, sur lequel penchent les rameaux blancs de givre d’une forêt aux puissantes racines. Là, toutes les nuits, paraît une merveille effrayante, des flammes sur l’eau. Les plus sages des enfans des hommes n’en connaissent pas la profondeur. Quand l’habitant des bruyères, le cerf aux bois robustes, arrive après une longue fuite aux limites de cette forêt, il perdra la vie et exhalera son souffle sur les bords plutôt que d’y cacher sa tête. C’est un lieu maudit. De là les vagues sombres s’élèvent jusqu’aux nues lorsque le vent soulève des tempêtes ennemies ; l’air s’obscurcit, le ciel répand des pleurs. »

Ils se convertissent au christianisme et restent les mêmes. En 597, le prieur Augustin, envoyé par Grégoire le Grand, baptise le roi