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du génie britannique ou gaulois ; génie très spécial, très reconnaissable, aussi différent du génie des Anciens que de celui des Teutons envahisseurs.


III

La nouvelle race se mêla donc au peuple britannique dans la majeure partie du territoire. Mais s’il y eut fusion de sang, il n’y eut aucune fusion littéraire. L’envahisseur n’avait pas l’esprit curieux, il se cantonna dans ses goûts, content de sa propre littérature. « Chacun d’eux, disait Tacite des Germains, laisse un espace vide autour de sa maison. » Les Anglo-Saxons restèrent en littérature des gens aux maisons isolées. Les traditions des Celtes vaincus ne se mêlèrent pas aux leurs, et ils conservèrent presque intacts, malgré leur conversion au christianisme, les traits intellectuels de la race dont ils étaient issus.

A l’inverse de la littérature celtique, on ne trouve dans les monumens de la pensée des Anglo-Saxons nulle trace de gaîté légère, nulle vivacité de repartie, peu de sentimens nuancés. Ils sont forts, mais non point agiles. Des deux passions dominantes attribuées par Caton aux habitans des Gaules, la passion de la guerre, rem militarem, est partagée par les riverains de l’océan septentrional ; l’autre, argute loqui, leur est inconnue. Membres d’une même famille de peuples, répandus autour de la Mer du Nord, comme les peuples classiques dominaient au temps des empereurs sur les rives de la Méditerranée, les Anglo-Saxons, les Germains et les Scandinaves parlaient des dialectes de la même langue, pratiquaient à l’origine la même religion, conservaient des traditions communes et le souvenir d’une origine identique. Grein a réuni dans sa « Bibliothèque anglo-saxonne » tout ce qui subsiste de l’ancienne littérature d’Angleterre ; Powell et Vigfusson ont compris dans leur Corpus poeticum boreale les poèmes en langue Scandinave composés autrefois en Danemark, en Norvège, aux Orcades, en Islande, dans le Groenland, en dedans même du cercle arctique. Les différences sont peu marquées. C’est bien, au fond, le même peuple qui raconte ses origines ou chante la gloire de ses héros. L’histoire anglaise de Beowulf, l’histoire Scandinave des Niblungs et des Volsungs appartiennent au même ordre de conceptions et représentent la même race.

Le Corpus poeticum boreale abonde en traits caractéristiques de cette race, manifestant ses croyances et ses mœurs. Nous sommes au milieu de géans et de nains, de monstres, de dragons, de héros invincibles, de batailles cruelles, de présages lugubres,