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a pour en tirer parti. Ces facilités consistent dans le travail d’autrui. Les goûts agricoles n’étaient pas dans la race. Tacite la montre cultivant tout juste le strict nécessaire ; elle trouve dans l’île Britannique d’immenses étendues fécondées par les colons latins ; après le temps des premiers ravages, elle les rappelle en masse à leur travail, mais elle s’en attribue les produits. Les vainqueurs désignent par le même mot le Celte indigène et l’esclave. Les Anglo-Saxons s’installent ainsi au milieu des champs, dont ils surveillent à leur façon la culture, et leurs campemens deviennent des bourgs, Nottingham, Buckingham, Glastonbury, qui ont gardé jusqu’aujourd’hui des noms de familles ou de clans germaniques. Les villes d’importance ancienne, au contraire, ont conservé en grand nombre des noms celtiques ou latins : Londres, York, Lincoln, Douvres, Cirencester, etc. Les Anglo-Saxons ne les détruisirent pas, puisqu’elles subsistent, et ne se mélangèrent que faiblement à leur population, parce qu’ils avaient, ainsi que tous les Germains, l’horreur du séjour des villes : « Ils les évitaient, les considérant comme des tombeaux où l’on s’enterre tout vivant. »

Les Bretons demeurent donc en grand nombre, même dans les comtés orientaux et méridionaux, où l’invasion germanique se produisit avec le plus d’intensité ; ils cultivent la terre dans la campagne ; ils travaillent aux métiers manuels dans les villes ; à l’est et au midi, ils survivent à l’état de race asservie ; dans la Cornouailles et le pays de Galles, à l’état indépendant. Dans ces dernières régions, l’idiome des anciens habitans, qui n’avaient jamais été latinisés, se conserve ; aux pieds du Snowdon, dans la vallée de Saint-David, sous les arbres de Caerleon, des chanteurs populaires accompagnent sur la harpe les vieilles poésies nationales ; peut-être même commencent-ils à psalmodier ces récits où l’on voit les exploits d’un héros destiné à la plus haute gloire littéraire, le roi Arthur. Mais dans le cœur du pays, la langue nationale était déjà presque inconnue ; les Bretons avaient tant bien que mal appris le latin, peu à peu maintenant ils oublient le latin, comme ils avaient auparavant oublié le celtique, et ils apprennent la langue de leurs nouveaux maîtres. C’était un de leurs dons nationaux, don précieux et fatal : ils étaient prompts à apprendre.

En France, le résultat de la conquête germanique fut tout différent ; le langage celtique ne reparut pas plus qu’en Angleterre et, de même qu’en Angleterre, il n’a subsisté que dans l’extrême ouest ; mais l’idiome germanique ne prit pas le dessus ; le latin persista, si bien que notre langue est demeurée une langue romane. Il y a pour cela deux grandes causes. D’une part, les