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juxtaposés aux indigènes, sans se fondre avec eux. Les événemens racontés dans ces œuvres se rapportent à la période où l’île était encore païenne et sont à peu près contemporains, précisément, de César et de l’ère chrétienne. Ces récits furent réunis, sous la forme où nous les possédons, vers le VIIe siècle, de manière à former un cycle. Ce premier cycle de la poésie irlandaise est donc antérieur aux cycles littéraires qui nous sont familiers ; il précède de quatre cents ans le cycle de Charlemagne et de cinq cents ans le cycle d’Arthur.

Les conteurs irlandais de cette époque sont déjà remarquables par deux qualités qu’on a vu briller depuis, d’un éclat extrême, chez les peuples de même race : le sens de la forme et le don dramatique. Ils excellent à mettre en action les événemens, à ménager les effets, à faire parler leurs personnages ; ils ont le don de l’éloquence et de la vive repartie. Telle des compositions qui nous est parvenue se découpe en dialogues, et ce n’est plus un récit qu’on a sous les yeux, c’est un drame. De plus, on trouve ici, en même temps que la férocité sauvage des époques barbares, une variété et une vivacité d’imagination, une faculté de comprendre les sentimens plus doux et la raillerie subtile qui distinguent nettement cette littérature des premiers essais des peuples européens d’origine différente. Qu’on prenne des histoires telles que la Mort de Derdriu ou la Maladie de Cuchulaïnn, dans lesquelles l’amour trouve place, on y verra en saillie ces traits, caractéristiques. L’histoire du Cochon de Mac-Dâtho est d’une puissance dramatique aussi sauvage que les plus féroces chants germaniques ou Scandinaves ; mais elle est infiniment plus variée de ton et artistique de forme. Les tableaux de la vie commune et les discussions familières du foyer y trouvent place à côté des sanglans spectacles aimés de tous les peuples au temps de leur farouche adolescence.

« Il était, dit le narrateur, un roi de Leinster, fort célèbre, nommé Mac-Dâtho[1]. Ce roi avait un chien, Ailbé, qui défendait toute la province et remplissait Erin de sa renommée. » Ailill, roi de Connaught, et Conchobar, roi d’Ulster, demandent le chien, et Mac-Dâtho, fort embarrassé, prend conseil de sa femme qui lui suggère de promettre à la fois le chien aux deux rois. Au jour fixé les guerriers des deux pays viennent chercher le célèbre chien et Mac-Dâtho leur donne un grand banquet, dont le plat principal est un cochon de rare espèce : « Trois cents vaches l’avaient

  1. Traduction de M. Duvau, avec une introduction par M, d’Arbois de Jubainville (Revue archéologique, novembre-décembre 1886).