Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 111.djvu/539

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La France ne s’y méprend pas. Ses votes ont mesuré tour à tour l’ascension et la décadence du parti qui tient le pouvoir. De 1871 à 1881, il ne cesse de grandir, parce que la république lutte pour la vie. En 1881, il obtient plus de 5 millions de suffrages sur 10 millions d’électeurs, et l’emporte de plus de 2,300,000 voix sur une opposition réduite à moins de 2,800,000. Le régime était fondé. C’est alors que, jusque-là retenue aux frontières de la république contre les attaques monarchistes, l’attention de la France se tourna vers l’ordre établi au dedans par les vainqueurs. Le jugement fut rendu dès les élections de 1885 : les républicains n’obtinrent pas 4,200,000 voix, l’opposition dépassa 3,600,000 : en quatre ans, plus de 600,000 ralliés étaient retournés à l’ennemi, et les vainqueurs ne l’emportaient plus que de 500,000 voix. Ils ont continué leur politique, la France a accentué sa désapprobation. En 1889, le parti républicain sur 10,300,000 électeurs n’a pas recueilli 4,100,000 suffrages, n’a pas battu ses adversaires de 300,000, et là ne se bornent pas ses échecs. Sans doute, les monarchistes ne regagnent plus ce qu’il perd, mais un autre parti s’est formé, et le seul qui grandisse est celui des abstenans. Ils n’étaient pas 1,900,000 en 1881 ; en 1885, ils atteignaient 2,300,000 ; en 1889, ils ont dépassé 2,500,000. Ce serait une erreur de les compter pour rien, comme le parti de la paresse. Ou cette masse croissante se recrute parmi ceux qui avaient voté jusque-là, leur inertie n’est donc pas un péché d’habitude, mais un acte de dégoût, et le dégoût est une opinion ; ou les non-votans viennent des générations nouvelles, symptôme plus grave encore, car l’indifférence dans la jeunesse est contre nature. Quand de tels électeurs et en tel nombre se taisent, la présomption n’est plus qu’ils ne pensent rien, mais qu’ils ne peuvent exprimer leur pensée. S’il existe, en effet, des Français résolus à ne trahir ni la république, ni l’ordre, quelle parole diront-ils, réduits à opter entre des hommes d’ordre ennemis de la république et des républicains complaisans de la démagogie ? Tout choix serait un mensonge. Voilà pourquoi les abstentions se multiplient, et si le refuge ordinaire des sceptiques devient l’asile des volontés énergiques et des consciences scrupuleuses, leur silence est une condamnation et une menace.

La pourpre banale de l’autorité s’entr’ouvre donc et laisse voir à nu le corps amaigri et pâle du malade qui gouverne encore. Il ordonne au nom du peuple, et il n’est pas investi par la majorité des citoyens français ; entre lui et le parti adverse, un trentième à peine des électeurs fait pencher la balance dans des votes où le quart des électeurs s’abstient ; et il obtient cet infime avantage parce que des conservateurs, hostiles à sa politique, ne votent pas contre lui ou votent pour lui. Qui les retient ? La crainte